Jenny (Adèle Haenel), jeune médecin dans un quartier populaire, est une praticienne consciencieuse qui prend aussi très au sérieux son rôle vis-à-vis de son stagiaire, Julien. Elle le conseille tant sur le plan médical (l’établissement du bon diagnostic) que sur le rapport au travail (le maintien de la bonne distance avec les patients comme condition d’un exercice rigoureux, non émotionnel ni affectif de son métier).
Un soir, alors qu’elle est occupée au téléphone, il s’apprête à ouvrir la porte dont la sonnette a retenti mais elle le lui interdit au prétexte que le cabinet est fermé depuis un bon moment déjà : il ne faut pas se laisser envahir par les patients au risque d’être trop fatigué pour continuer à bien faire son travail.
Le lendemain, Jenny apprend par la police qu’une jeune femme, d’origine africaine, a été retrouvée morte à proximité.
La caméra de vidéosurveillance de son cabinet montre qu’il s’agit de la personne qui avait sonné la veille. Si elle lui avait ouvert, celle-ci ne serait probablement pas morte. Jenny se sent terriblement coupable. Parallèlement à (et même contre) la police, qu’elle soupçonne, à juste titre, de négliger cette affaire banale, elle va mener sa propre enquête pour connaitre à la fois l’identité de la jeune femme et les conditions de sa mort.
Le film se déploie contre ses prémisses, c’est-à-dire contre la déontologie revendiquée au départ par son personnage principal (bien faire son travail, c’est empêcher qu’il soit invasif) qui se remet elle-même radicalement, et très vite, en cause : elle va jusqu’à prendre des risques physiques énormes pour découvrir la vérité et payer une sépulture pour que la jeune victime ne se retrouve pas dans le carré des indigents.
Dans le même esprit, elle décidera de poursuivre sa carrière dans ce quartier pauvre, alors qu’elle n’était qu’en remplacement avant de rejoindre un prestigieux cabinet médical où elle aurait beaucoup mieux gagné sa vie : ce choix témoigne de son désir de vivre désormais son métier tout autant (ou : plus ?) pour les autres que pour elle-même.
Car, toute enquêtrice qu’elle devient, elle ne cesse pas d’être médecin : elle aurait pu tout quitter, à la manière d’une héroïne standardisée, pour chercher la vérité et se racheter une bonne conscience. Ce n’est pas son choix : bien au contraire, elle surinvestit son cabinet en y installant un couchage sommaire. C’est le signe qu’elle renonce ainsi à toute forme de vie privée, voire d’intimité, pour autant qu’elle en ait jamais eu.
C’est en tant que médecin, à l’occasion des consultations, grâce à ses compétences professionnelles, que son enquête avance : elle remarque l’accélération du pouls d’un jeune homme après qu’elle lui a montré la photo de la fille inconnue et en déduit qu’il la connait ; c’est seulement après qu’elle est intervenue médicalement pour lui éviter un accident cardiaque qu’un témoin récalcitrant lui donne une information importante, particulièrement compromettante pour lui ; c’est parce qu’elle a compris que les responsables de la mort accidentelle de la jeune femme somatisaient qu’elle obtient d’eux, difficilement, des aveux qui libèrent leurs corps de tensions insupportables (un mal de ventre pour l’un, un blocage musculaire pour l’autre). Quand elle ne peut pas passer par la médiation de l’acte médical, elle n’obtient rien : elle est même rejetée, brutalement.
Mais surtout, ce qui lui permet d’avancer, c’est la qualité de son écoute. Le diagnostic (qui est pour elle la clé obsessionnelle du métier de médecin [1]) passe par l’auscultation, c’est-à-dire l’écoute du corps, grâce à l’outil médical par excellence, le stéthoscope[2] qu’un patient lui jette d’ailleurs à la figure dans un accès de colère parce qu’elle refuse un certificat de complaisance. Ses patients-témoins parlent parce qu’elle sait comment se placer par rapport à eux pour libérer et recueillir leur parole : elle n’est jamais debout ou en face, dans une position dominante, intimidante de pouvoir, mais au même niveau, à côté, ou parfois même derrière. C’est la position de l’analyste, celui qui n’est pas vu et ne voit pas le visage, les expressions.
Dès lors, la parole est facilitée, parce qu’elle est pure, n’existe que par elle-même : le locuteur est assuré qu’on le prendra au mot près. Ce n’est pas la position du policier, du juge, exempte de neutralité bienveillante mais au contraire rompue à l’interprétation du discours avec des signes autres que le discours, pour le prendre en faute, le mettre en contradiction avec lui-même, quand ce n’est pas pour exercer une pression et obtenir des aveux, parfois forcés : « baissez les yeux! » ou au contraire : « regardez-moi dans les yeux quand je vous parle », comme s’il fallait vérifier à l’insu du locuteur si le corps est bien en accord avec la parole, c’est-à-dire d’établir une relation de suspicion qui rabaisse l’autre, le culpabilise, l’infantilise.
Quand elle obtient, difficilement, que le responsable principal de l’accident meurtrier avoue, c’est seulement après qu’il a exigé, en hurlant, qu’elle ne le regarde pas [3] : Jenny aide la vérité à sortir par elle-même du corps, dans la douleur, certes, mais cette extraction le libère de la culpabilité qui rendait malade tant qu’elle était tue.
Tout dans l’attitude de Jenny repose sur ce refus d’exercer une quelconque forme de domination : vers la fin, après que la sœur de la victime a aussi témoigné auprès d’elle avant de se rendre à la police (cette chronologie est essentielle car elle n’aurait jamais parlé à la police directement !), Jenny l’embrasse mais seulement après lui en avoir demandé l’autorisation (« vous permettez que je vous embrasse ? ») : même ce geste généreux de tendresse, elle ne l’impose pas de manière unilatérale, égoïste ou condescendante mais elle le partage pour qu’il puisse les réconforter toutes les deux.
On peut voir une autre preuve de cette égalité des positions que Jenny instaure dans le fait qu’elle accepte toujours, avec simplicité, les cadeaux qu’on lui offre lors des visites à domicile (un café, des gaufres-maison, un panettone) : accepter un cadeau, c’est accepter un plaisir que l’autre a du plaisir à faire, c’est une forme de respect, de reconnaissance de l’autre comme pair.
Par cette attitude, à parité constante, Jenny répare sa faute initiale qui n’était pas tant de n’avoir pas ouvert la porte que de l’avoir interdit à son stagiaire pour la mauvaise raison qu’elle voulait lui prouver son autorité. Elle l’avouera en ces termes d’une rigoureuse honnêteté : « J’ai ressenti la même chose que toi quand ça a sonné, moi aussi, je voulais aller ouvrir, et puis, je sais pas ce qui s’est passé, je t’ai interdit d’y aller juste parce que tu voulais y aller, pour avoir raison contre toi ». C’est à la suite de cet incident [4] que Julien avait décidé de renoncer à la médecine.
Jenny n’aura de cesse qu’il revienne sur cette décision dont elle se sent à juste titre coupable et, quand elle apprendra qu’il en a changé, elle aura pour elle-même un très joli sourire : soulagement, satisfaction ? Jenny est difficile à décrypter car elle exprime peu ses émotions qui sont pourtant à fleur de peau (quelques rares sourires comme celui-ci, des yeux humides qui laissent échapper quelques larmes ou des regards qui tentent courageusement de dissimuler l’effroi quand elle est menacée et c’est souvent) : la fille inconnue, c’est manifestement elle aussi.
Que nous dit le film ? Que l’on met d’autant plus efficacement en valeur ses compétences quand on ne les transforme pas en autorité sur les autres. Et le métier de médecin est un formidable support à cette démonstration : le médecin a des connaissances sur le corps mais il les met à l’épreuve d’autres corps que le sien, des corps qui savent sur eux-mêmes des choses qu’il ignore et qu’il ne découvrira que s’il est à leur écoute.
L’établissement du bon diagnostic, d’un bon protocole de soin, cela ne se fait pas au corps défendant des patients. Serait-ce abusif d’y voir une réflexion politique, ou à tout le moins sociétale, à l’intention de ceux qui exercent un pouvoir, quel qu’il soit ? La répartition des compétences en fonction de la division sociale du travail est peut-être nécessaire mais se transforme en incompétence dangereuse si elle induit une domination illégitime sur autrui.
[1] Dès le début du film, elle dit à Julien, son stagiaire : « je veux juste que tu apprennes une chose pendant ton stage, une seule, je veux que tu apprennes à faire un bon diagnostic, si tu te laisses émouvoir par la douleur du patient, tu perds la distance et tu fais un mauvais diagnostic. Si tu veux être un bon médecin, tu dois être plus fort que tes émotions ».
[2] La définition du petit Robert est explicite et parfaite pour notre propos: « instrument destiné à l’auscultation des bruits à travers les parois du corps »
[3] A contrario, dans une scène précédente, alors même qu’il l’avait appelée à son chevet, il a refusé de parler parce qu’il était allongé par terre, immobilisé par la douleur, et qu’elle était penchée sur lui
[4] Je simplifie un peu pour la clarté (et la concision que je m’impose !) car il y avait une autre raison explicite mais qui me paraît secondaire : il n’avait pas eu les bons réflexes devant la crise d’épilepsie d’un enfant