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LE DÉTOUR PAR LA FICTION EST UN RACCOURCI


L’imagination s’alimente de la mémoire et de l’expérience mais elle est aussi une projection vers l’ailleurs et le futur. Elle décale librement notre point de vue en mettant la réalité à distance pour l’interroger, la modeler différemment, la réinventer. De fait, elle atteint, vite et bien, ce qu’il y a de plus réel dans le réel, sa plasticité, son foisonnement, ses métamorphoses.


Cet article va montrer pourquoi le travail de la fiction, surtout s’il est collectif, peut être le chemin le plus direct vers la réalité.


Je raconte souvent à mes partenaires d’écriture cette histoire de fous qui est une belle métaphore du processus de la fiction : un fou rigole seul dans son coin. Un autre lui demande : « pourquoi tu ris ? » Il répond : « je me suis raconté une blague que je ne connaissais pas ».


C’est absurde et c’est pourtant ça, l’inspiration : se raconter une histoire que ne l’on ne connaissait pas. Ce n’est pas si absurde qu’il n’y parait. C’est même un phénomène très commun : l’inspiration est la synthèse, largement inconsciente, par l’imagination d’une foultitude d’idées, de réminiscences, de références, d’observations, d’émotions enfouies en nous, auxquelles nous n’avions guère prêté d’attention auparavant.


Nous avons tous une vie imaginaire débordante même si nous feignons de l’ignorer (quand nous n’en avons pas honte !). Nous passons une bonne partie de notre vie à rêver éveillés, tout comme un enfant joue et, selon Freud, se comporte en poète : « il se crée un monde à lui, ou, plus exactement, il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance »[1].


La rationalité et son apprentissage à l’école prend parfois la forme d’un dressage qui suppose la mise à l’écart de l’imagination. On reprochera volontiers à un enfant de rêver, d’être distrait alors qu’il est concentré sur quelque merveille, produit de sa créativité.


Enfants ou adultes, nous passons une grande partie de notre temps à être, spontanément, envahis de sensations, d’images, d’idées qui nous réjouissent ou nous angoissent. Nous sommes dans la rationalité, c’est-à-dire dans le contrôle et l’organisation de nos idées, seulement quand nous sommes concentrés sur un travail, un livre, un film, bref, une activité qui sollicite toute notre attention. Et encore ! Combien facilement notre esprit s’évade-t-il souvent, à la dérobée, et si loin…


Il n’y a pas qu’à l’école qu’on ne favorise guère l’imagination, ou pire, qu’on la dévalorise. Dans la vie de tous les jours, au travail, à la maison, la rêverie est perçue comme une déconnexion de la réalité, une perte de temps, une nuisance de l’esprit dont on doit souvent s’excuser. A tort.


Trois cent cinquante ans après Pascal, on pense encore avec lui de l’imagination qu’elle est une « superbe puissance, ennemie de la raison », « cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours »[2].


Or puisque l’imagination mobilise le souvenir de nos affects antérieurs, elle nous renseigne sur nos désirs, sur notre rapport à autrui et à la réalité. Elle procède par association libre, arborescente et non linéaire, ce qui lui donne l’audace, la mobilité de mettre en lien idées, faits, personnes, paysages, saveurs ou odeurs qu’une démarche rationnelle ségréguerait rigoureusement.


En effet, la stricte logique repose sur une taxinomie de ce qui est déjà connu, répertorié et, d’une certaine manière, ferme la porte à la nouveauté, ou du moins suppose que la nouveauté surgira dans la continuité de ce qui est déjà connu, ce qui est tout sauf une évidence.


C’est pourquoi la fiction qui naît de cet exercice non-contraignant et aléatoire de l’imagination peut fonctionner comme un raccourci : elle ne s’embarrasse pas des scrupules légitimes du scientifique et associe librement ce qui ne devrait pas l’être, pour s’aventurer aux limites de la vraisemblance parce que rien n’est assigné à une place définitive mais tout est mobile, flexible, susceptible d’être réagencer à loisir.


La subjectivité fait partie de la réalité


La fiction est le lieu privilégié de l’expression de la subjectivité : elle permet de parler de soi, de la manière dont on vit sa relation au monde et aux autres, de ses craintes, peurs, espoirs, d’une manière discrète, protégé que l’on est par le caractère imaginaire de l’histoire racontée.


Or parler de soi, c’est une aspiration extraordinairement commune, partagée par tous, ceux que l’on n’entend jamais tout autant que ceux que l’on entend partout et toujours (artistes, intellectuels, people). Il n’y a rien de plus banal que le besoin de s’exprimer, d’être écouté, entendu et le désir d’être compris. Et il n’y a rien de plus valorisant et riche pour soi, mais aussi pour les autres que de le faire par le biais d’une forme d’expression artistique, c’est-à-dire d’une élaboration, d’une mise en forme qui montre, suggère, donne à voir, à ressentir, à partager ce que l’on est, ce que l’on vit, ce dont on rêve. Et quand bien même ne serait-on pas un « génie ».


Cette activité, ou ce travail, fait appel à l’imagination. Si elle s’exprime dans un cadre collectif, stimulant et protecteur, elle est une formidable manière de prendre du recul, en recomposant, embellissant ou caricaturant, par la fiction, ses espoirs, ses craintes, ses délires, ses souffrances, ses désillusions, son mode de relation aux autres, dans la famille ou l’entreprise, à la plage ou au bureau.


Le détour de la fiction rend cette expression mobile, flexible, souple et distanciée. Il n’en est pas de même dans la réalité du contexte professionnel, du cercle amical, familial, où les mots et les gestes sont souvent figées par la hiérarchie, les préjugés, les situations acquises, les postures, les rapports de force, les antagonismes, la répartition des rôles ou le partage (souvent inégal) des tâches.


Cette activité d’appropriation et de transformation de la réalité extérieure par l’imagination, quand elle trouve une forme d’expression, c’est-à-dire une voie par laquelle elle touche autrui, on doit pouvoir la qualifier d’artistique.


En revanche, et de manière certaine, isolés chacun dans son coin, peu de gens parviennent à communiquer aux autres leur rapport personnel au monde, c’est-à-dire à trouver tout seul cette « expression », cette « voie » : il y a le manque de temps, l’absence de stimulation, de méthode, le défaut d’audace que procure le manque de confiance en soi ou le sentiment d’illégitimité; il y aurait toujours le risque que les idées partent dans tous les sens, en désordre, ou tournent sur elles-mêmes de manière obsessionnelle, effrayante et stérile (les artistes professionnels eux-mêmes évoquent souvent l’angoisse de la page blanche, la panne d’inspiration).


A l’inverse, dans le travail collectif, les idées se renvoient les unes aux autres, elles s’échangent et, de ce fait, se valorisent mutuellement, s’inscrivent dans une progression, une dynamique encourageante. Cette expression individuelle dans un groupe est favorisée s’il y a un intermédiaire, un facilitateur, un passeur, qui veille à la cohésion de l’ensemble comme à la participation de chacun, ce que l’on pourrait appeler un « maïeuticien[3] de l’imaginaire collectif ».


C’est évidemment le sens de mon travail depuis près de vingt ans avec des amateurs.


Dans le processus de mise en réseau des imaginaires par le travail collectif, les co-auteurs voient toujours l’opportunité de s’enrichir en se découvrant eux-mêmes à travers ce qu’ils expriment en s’adressant aux autres, les autres dont ils ont un double retour : sur ce qu’ils ont dit et sur ce que les autres disent d’eux-mêmes en écho.


Il y a donc circulation de la parole, des expériences, des affects, dans une sorte de « spirale ascendante » (et non pas dans un cercle puisqu’un cercle est fermé sur lui-même !), et ce processus a comme résultat spectaculaire que le tout est supérieur à la somme des parties : l’interrelation des imaginaires individuels enclenche une dynamique qui va bien au-delà de la juxtaposition des ego, des points de vue.


Les énergies sont additionnées au lieu d’être soustraites dans une compétition dont chacun se satisfait d’être débarrassé : on s’alimente mutuellement et on s’enrichit ensemble. Dans cette arithmétique singulière du partage, on garde ce que l’on a pourtant donné, on ne prive pas l’autre de ce qu’il nous a offert, on restitue au groupe, après l’avoir valorisé en se l’appropriant, ce que l’on a reçu.


La réalité reconfigurée dans la fiction par la multiplicité des points de vue est ainsi à la fois plus riche et plus vraie. Elle n’est pas l’expression solitaire d’un point de vue fût-il inspiré, voire génial, qui serait forcément limité, voir ignorant de ce que peuvent vivre les gens ordinaires qui n’appartiennent que rarement à son champ de vision.


C’est bien le sens et la raison d’être de ce blog : par l’exemple emblématique de la question de la représentation du travail au cinéma, je tente de montrer la difficulté qu’éprouvent les réalisateurs professionnels à restituer la richesse, la diversité des rapports subjectifs des gens à leur travail. Et si je continuerai à le faire avec plaisir, mon objectif compliqué et ambitieux est bien de concevoir et réaliser des films sur les lieux de travail, avec les salariés eux-mêmes afin qu’ils témoignent par eux-mêmes, de la nature de leur travail, du regard optimiste ou inquiet qu’ils portent sur son évolution future.


Avec comme parti pris, qu’ils sont très bien placés pour le faire.


[1] P. 70 du recueil « essais de psychanalyse appliqués » - idées Gallimard – 1973 où figure un beau texte : « La création littéraire et le rêve éveillé ». Pour Jean-Marie Schaeffer (Pourquoi la Fiction, Seuil, 1999, p. 63), « la fiction artistique est une forme institutionnellement marquée et culturellement « évoluée » d’un ensemble de pratiques dont les exemplifications les plus fondamentales font partie intégrante de la vie de tous les jours (activités projectives, jeux fictionnels, jeux de rôles, rêves, rêveries, imaginations, etc.) ».


[2] Pensées – fragment 82, p.41 – Le Livre de Poche - 1972


[3] J’aurais pu écrire plus prosaïquement « accoucheur » évidemment… mais la référence, ici, à Socrate n’est pas qu’une figure de style !

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