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Marc Fitoussi, ou le dédain pour le travail en trois films


Les films de Marc Fitoussi représentent un cas très particulier du point de vue de l’angle de ce blog : ils répondent aux critères, qui m’ont paru pertinents, d’inscrire les personnages dans un cadre sociologique, de les placer dans (ou de les caractériser par) des situations de travail, quitte à raconter des intrigues qui ne s’y réduisent pas. En revanche, ils donnent du travail une représentation superficielle, voire invraisemblable (La Ritournelle) ou versent dans la satire misanthrope (La Vie d’Artistes et Maman a Tort).


De ce fait, ils n’exploitent pas le formidable matériau narratif qu’ils ont pourtant à portée de caméra. C’est en quelque sorte un gâchis à la fois intrigant et désolant, tout à fait significatif surtout d’une tendance flagrante du cinéma français sur laquelle j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer (voir : L’invisibilité du travail dans le cinéma de fiction)


Le talent, la chose du monde la moins partagée ("La Vie d’Artistes", 2007)

Bertrand (Denis Podalydès) est professeur de français, il déteste autant son métier que ses élèves qui ne l’aiment pas en retour : il souffre de ne pas être reconnu comme écrivain, ce qui énerve sa femme Solange (Valérie Benguigui, qui, elle, se contente parfaitement de son rôle de professeur dans lequel elle s’épanouit).


Alice (Sandrine Kiberlain) est une actrice, elle ne se réalise pas dans son activité de doubleuse d’un célèbre personnage de manga, alors qu’elle en vit très bien et connaît une certaine notoriété dans le milieu des fans du genre, jeunes et nombreux, à l’égard desquels elle n’éprouve qu’indifférence ou mépris.


Cora (Emilie Dequenne) rêve de devenir chanteuse de variété mais, en attendant de faire reconnaitre un talent incertain, elle anime des soirées de karaoké pendant lesquelles elle trouve maintes occasions de déplorer la nullité des amateurs dont le seul tort est de vouloir s’amuser sans prétention.


Les trois personnages ont ceci de commun qu’ils sont des avatars de ce qu’ils rêveraient d’être. Ils se ressemblent parce que ces ratés aspirent à une célébrité à laquelle seul le manque de talent, tout simplement, leur interdit d’accéder. Ils sont responsables de leur situation, de leur insuccès mérité, de leur frustration.


Mais ce qui rend ces prétentieux antipathiques, et même méprisables, c’est qu’ils refusent de se rendre à l’évidence qu’ils sont aussi médiocres que les médiocres qui les entourent, ce commun des mortels sur lesquels ils déversent leur aigreur bilieuse : les autres (élèves, collègues, conjoints, clients, fans) ont au moins la sagesse et la lucidité d’être résignés à la médiocrité. Seuls les authentiques artistes peuvent prétendre à la notoriété qui consacre le réel talent, celui par exemple des stars de cinéma qui jouent si bien dans ce film le rôle de ces ratés…


Mais qu’est-ce que le talent justement? Pourquoi certains réussissent et d’autres pas? Grande question, bien sûr, sujet formidable ! Ceux qui échouent, c’est-à-dire les plus nombreux, forcément, parmi les candidats à la notoriété, méritent-ils de rester dans l’anonymat ? Manquent-ils de talent, ou peinent-ils à le faire reconnaître et dans ce cas, pourquoi ? Il y avait certainement matière à travailler ces questions et les personnages de ce film s’y prêtaient très bien.


Mais ce n’est pas l’angle de Marc Fitoussi. A l’exploration curieuse et empathique des itinéraires contrariés de ses protagonistes, il préfère la satire misanthrope qui repose sur une vision élitiste et tautologique de la réussite artistique : le talent conduit au succès, lequel consacre le talent ! La boucle est bouclée et le raisonnement fermé sur lui-même puisque la conclusion est contenue dans la prémisse. C’est un peu court…


On est loin de l’approche autrement bienveillante de l’écrivain victorien Anthony Trollope qui évoque, dans son Autobiographie, l’inégalité devant le succès : « il me semblait qu’une fois acquise, la notoriété s’accompagnait de trop grandes faveurs… » même si, à ses yeux, « il est normal qu’en toutes choses le public se fie à une réputation bien assise. Il est naturel qu’un lecteur de romans à court de lecture fasse quérir dans une bibliothèque des livres de Georges Eliot ou de Wilkie Collins, de même qu’une dame se rend chez Fortnum et Mason quand elle veut un pâté en croûte… si je dis tout cela maintenant, c’est que mes réflexions sur ce sujet m’ont persuadé qu’il faut avoir beaucoup d’égards pour l’amertume des auteurs déçus dans leurs espérances », cité par Howard S. Becker, Les Mondes de l’Art, pp. 48-49

Le travail, un hobby comme un autre ("La Ritournelle", 2010)


Le film relève d’un genre qu’on appelle « la comédie de remariage » : un couple (Isabelle Huppert, Jean-Pierre Darroussin) s’étiole, est au bord de la séparation et se reconstruit sur des bases plus fortes. Les protagonistes sont éleveurs en Normandie. Mais ils pourraient tout aussi bien être chefs d’entreprise, le réalisateur ayant opté pour le milieu paysan parce qu’il est peu représenté au cinéma[1].


La dimension contingente du contexte social dans laquelle se déroule l’intrigue indique clairement qu’il n’a, dans l’esprit de l’auteur, aucune incidence sur le comportement des personnages et la nature de leurs relations. Le contexte social serait en quelque sorte un agent neutre dans l’histoire. Cependant, s’ils avaient pu tout aussi bien être patrons (grands, petits ?), cela signifie en tout cas qu’ils se situent dans un certain segment, plutôt favorisé, de l’échelle sociale.


C’est en effet ce qui apparaît de manière évidente quand on voit la maison qu’ils habitent et qui ressemble à la résidence secondaire d’un couple parisien de cadres (très) supérieurs ; les vêtements qu’ils portent, surtout Isabelle Huppert qui serait tout à son aise dans les beaux quartiers de la capitale ; l’hôtel confortable où elle séjourne, à Paris précisément, et y croise des hommes d’affaires étrangers ; le dermatologue qu’elle consulte et qui lui coûte 500€ (!).


Jean-Pierre Darroussin et Isabelle Huppert sont dans ce film de bien curieux paysans, on serait tenté de dire : des bourgeois qui se déguisent en paysans. Elle ne travaille jamais[2], il s’occupe très épisodiquement d’un petit troupeau d’une dizaine de bovins, dont il confie volontiers le soin à son ouvrier agricole et dont on ne peut que s’étonner qu’il parvienne à en tirer les revenus leur assurant ce train de vie confortable.


Mais ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur et il le dit volontiers : la scène tout à fait réaliste de vêlage sert à montrer qu’ils sont des paysans crédibles (c’est vite dit…) et on peut passer à autre chose[3]. Dans le même esprit, Isabelle Huppert explique que l’on n’a pas besoin de connaitre les métiers des gens pour les interpréter convenablement dans la mesure où, dans ce film, la vie paysanne n’est qu’une toile de fond[4].


A un moment seulement, leur statut de « paysans » joue un rôle, fort joliment d’ailleurs. Jean-Pierre Darroussin, qui a eu la preuve de l’infidélité de sa femme, lui en fait indirectement le reproche, dans un hommage à La Femme du Boulanger de Pagnol : à l’instar de Raimu qui stigmatise le comportement cruel de la chatte Pomponette, il évoque la phase dépressive d’un de ses taureaux depuis qu’il a été séparé de sa vache. Elle comprend le message et ils s’embrassent.


Il y a par ailleurs un côté « conte de fée » dans ce film et il serait tout à fait intéressant s’il ne se construisait pas contre la réalité sociale dans laquelle il s’inscrit et dont la poésie serait exclue, forcément. En effet, quand Jean-Pierre Darroussin a constaté qu’il était trompé, il se réfugie au musée d’Orsay et y découvre (ou retrouve, on ne sait pas) un tableau[5] représentant une bergère au milieu de ses moutons.


Cette image bucolique fait écho à leur première rencontre, des décennies auparavant, au lycée agricole, quand le personnage d’Isabelle Huppert avait expliqué, à toute la classe, sa volonté de devenir plus tard bergère, métier probablement déjà disparu alors. C’est romantique en diable mais cette émouvante réminiscence n’est finalement qu’un accessoire qui caractérise superficiellement le personnage.


Tout ceci repose sur un postulat implicite : la beauté de la vie, la sensibilité artistique ne sauraient être que l’apanage de l’élite sociale, dont certains de ses membres ont été, le temps d’un film mais le temps d’un film seulement, téléportés à la campagne depuis leur milieu naturel parisiano-germanopratin. Toute cette complexité sentimentale, cette subtilité relationnelle auraient été impossibles à raconter avec des paysans qui ressembleraient à des paysans et non à des gentilshommes fermiers.


On est en droit de dénicher derrière la joliesse des images et des sentiments une très grande violence symbolique à l’égard du monde du travail paysan qui ne saurait, pour de vrai, être le terreau de belles histoires et de belles blessures d’amour.




[1] Ce sont ses propres termes dans l’itv que l’on trouve dans les suppléments du dvd


[2] Il y a bien une scène où on la voit balayer la paille dans une étable mais elle figure dans les scènes coupées présentes dans les suppléments


[3]. Ce sont ces propres termes encore dans le suppléent du dvd


[4] Toujours dans le supplément, voir l’itv d’Isabelle Huppert


[5] Je ne suis pas connaisseur et j’en ignore l’auteur mais je pense que le tableau date de la deuxième moitié du XIX°

Le travail, une aliénation consentie ("Maman a tort", 2016)

L’idée de départ est très intéressante pour deux raisons : l’intrigue se déroule presque tout le temps sur le lieu de travail et quand ce n’est pas le cas, la question du travail est centrale dans les préoccupations et les discussions des personnages ; de plus, il y a un très malin redoublement du point de vue puisque le film raconte le déroulement du stage d’observation de 3° d’Anouk (Jeanne Jestin) dans la compagnie d’assurances où travaille sa mère (Emilie Dequenne).

Ce dispositif scénaristique très prometteur autorise a priori deux niveaux de narration : celui de la mère et de ses collègues qui évoluent dans un univers banal pour elles (il y a peu d’hommes et ce sont les chefs, évidemment) et celui de l’adolescente qui découvre et pour qui tout est nouveau. Hélas, ce n’est pas du tout ce qui intéresse l’auteur et on ne voit jamais le travail à l’œuvre. On ne sait pas concrètement ce que font les personnes dans leur bureau, la nature de leurs tâches ; jamais on ne les voit coopérer, chacune étant devant son ordinateur, solitaire, quasi inerte.


Et le redoublement si alléchant est désamorcé puisque Anouk est confinée dans un cagibi qu’elle doit en permanence réagencer suivant les humeurs changeantes de ses responsables de stage, deux pestes qui n’ont rien d’autre à faire que de colporter des ragots. La seule personne gentille avec Anouk, une méridionale extravertie (une méridionale ne saurait-elle être qu’extravertie ?), est soigneusement ridiculisée. Parce que le monde du travail est ainsi fait que les méchants sont intelligents et les gentils des imbéciles.


La misanthropie du point de vue de l’auteur dégrade les personnages, ainsi que l’univers du travail qui est présenté comme monstrueux et pervers par essence. Mais il n’y a pas l’amorce d’une réflexion critique qui interrogerait le fonctionnement des rapports de domination. Non, il s’agit d’une satire dont le seul objet est de présenter la « nature humaine » pour ce qu’elle serait en toutes circonstances, c’est-à-dire, vilaine, moche. Un jeune stagiaire, plutôt beau gosse mais salaud, dira à Anouk : « c’est pire que le collège ici ».


On ne peut qu’être déçu par rapport à la promesse de départ. Et on l’est d’autant plus qu’il y a une idée formidable qui va être, elle aussi, sabordée. Anouk, qui est vive et curieuse, probablement parce qu’elle n’a pas encore eu le temps d’être gâtée par la vie, découvre que la compagnie d’assurances arnaque les clients et particulièrement les plus fragiles d’entre eux, bien sûr…


Pire encore, elle se rend compte que sa mère participe à cette escroquerie. Il y avait là matière à dénoncer un scandale en plaçant Anouk au cœur d’un conflit de loyauté (ses valeurs éthiques encore intactes et la préservation de l’emploi, ainsi que l’amour de - et pour- sa mère).


Mais ce n’est pas la voie choisie par la narration qui renonce à exploiter cette excellente piste. C’est d’autant plus curieux que la mère vit très mal que, pour d’évidentes raisons de rentabilité financière, sa hiérarchie la force à dénaturer le sens et la raison d’être de son travail : au lieu de dédommager de manière juste les clients victimes de sinistres selon une logique de solidarité collective qui est le principe même de l’assurance, on l’oblige à les spolier. Elle ne supporte cette situation qu’à coup d’antidépresseurs. Marc Fitoussi tenait là un cas exemplaire de souffrance au travail qu’il traite avec désinvolture plutôt que d’en exploiter tous les ressorts dramatiques.


Du point de vue qui nous intéresse ici, le film possédait d’évidents atouts pour traiter d’une manière dynamique des questions importantes liées au travail. Mais la misanthropie de l’auteur le conduit à manifester un dédain évident pour la condition salariale qui s’accompagnerait nécessairement d’une soumission consentie, complice, produit de la lâcheté et de la mesquinerie : « ces gens-là » méritent leur sort et nous n’allons tout de même pas nous apitoyer. Marc Fitoussi ignore visiblement qu’il y a des formes multiples et courageuses de résistances individuelles et parfois même collectives.


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