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Le travail ou la vie ("Victoria" de Justine Triet, 2016)


Victoria (Virginie Efira) est une avocate brillante qui jongle difficilement entre son travail et sa vie de mère, de femme. Elle est si débordée qu’elle confie ses enfants à un ancien client, petit trafiquant recyclé en baby-sitter (Vincent Lacoste), qui deviendra son amant quand elle en aura eu assez des plans misérables de sites de rencontres. Elle accepte de défendre un ami (Melvin Poupaud) accusé de tentative de meurtre sur sa compagne : cet accroc à la déontologie lui vaudra une suspension du barreau. Elle est par ailleurs séparée d’un mari défaillant [1] (Laurent Poitrenaud), qui connait une notoriété soudaine en dévoilant sur un blog littéraire la vie privée et professionnelle de son ex. Cette publicité lui cause un tort si considérable qu’elle lui fait un procès. Toute la question est de savoir comment elle se sortira de cette vie déglinguée qu’elle ne contrôle plus et à laquelle elle semble ne rien comprendre.

« Je me casse, je peux pas vivre dans cette porcherie/tu sais que tu es mignon quand tu es arrogant/vous êtes tout le temps absente/oui mais, théoriquement, tu travailles parce que je m’absente, non ?/ je vous ai vu deux fois cette semaine, je suis pas votre mec, je suis votre baby-sitter/te dévalues pas, tu es beaucoup plus que ça, vraiment/C’est quoi, ça, c’est un plan drague ? Parce que si c’est le cas, je vous attaque pour harcèlement/(elle se marre) ok, je suis avocate, hein ! (et elle le fiche à la porte) ». Il y a dans cet échange, par lequel débute le film, toute l’arrogance en trompe l’œil de Victoria, sa volonté de dominer sa vie et celle des autres, en arguant de l’autorité que lui confère son métier et il y a son impuissance surtout : le départ de ce baby-sitter qui a tout compris de ses dysfonctionnements va révéler le désordre total de sa vie, dont elle n’a jamais contrôlé le cours.

Dans Victoria, Virginie Efira est une vraie avocate même si on ne la voit pas trop le nez dans ses dossiers mais elle en transporte sous le bras, ils encombrent son appartement tout autant que son bureau, que l’on verra détruit par un client furieux que son cas ait été médiatisé par l’indélicat mari. Par ailleurs, son métier l’envahit, elle est en permanence débordée, elle court tout le temps, elle est harcelée au téléphone par des clients, même dans son intimité, qu’elle ne sait pas préserver.

Toute à ses préoccupations professionnelles, elle persiste à parler de ses problèmes de boulot avec ses amours de passage, que cela contrarie, alors qu’elle est déjà largement pourvue en confidents (psy + voyante). Elle délègue complètement l’exercice de son autorité parentale au baby-sitter et elle le laisse, de surcroît, se mêler de ses affaires : le personnage de Vincent Lacoste est en quelque sorte le pivot autour duquel s’articule et se déploie tout ce qu’elle devrait être en même temps (mère, amante, professionnelle) et qu’elle a tant de mal à concilier. Leurs ruptures et leurs réconciliations se décident au rythme de ses atermoiements.

On a compris que le sujet du film, c’est la porosité entre la vie professionnelle et la vie privée [2]. Pourtant, en théorie, tout fonctionne très bien. Elle explique clairement, et même cyniquement, à son ami pourquoi elle ne peut pas le défendre alors qu’il tente d’argumenter en affirmant la vérité de son innocence : « si on ne devait accepter que les clients qui disent la vérité, on serait tous au chômage ; quand j’ai gagné (des procès), c’est parce que j’avais pas d’enjeu avec les clients que je défendais ; d’habitude, j’en ai rien à foutre que mes clients soient coupables ou innocents, je préfère défendre un coupable (sous-entendu : comme ça je culpabilise moins s’il est condamné), si tu es innocent, j’aurais bien trop peur, j’aurais pas droit à l’erreur ».

Ce thème est martelé à plusieurs reprises : son baby-sitter/assistant/futur amant dit, à sa place et à son client, qu’elle doit « créer un rempart entre son travail et ses émotions ». Le représentant du barreau commente sa suspension d’exercer en des termes qui pourraient être les siens : « tant que tu leur fais comprendre que leur dossier, on s’en fout finalement, et qu’on pourrait arrêter de les défendre du jour au lendemain, (les clients) te respectent, il faut rester maitre de la situation ».

Après ce discours qu’elle aurait parfaitement pu tenir elle-même, elle s’évanouit : c’est la preuve qu’elle ne supporte plus cette tension entre sa relation au travail, le professionnalisme auquel elle souhaiterait s’astreindre et sa vie personnelle dévastée (elle n’a pas de relation amoureuse et/ou sexuelle et n’a pas la tête à s’occuper de ses enfants).

Pourquoi donc est-ce si compliqué, pourquoi donc n’y arrive-t-elle pas ?

Dans la logique de cette dramaturgie linéaire, Victoria ne peut être que dans la répétition et l’accumulation des échecs et des drames parce que le conflit auquel elle est confrontée est intérieur : il est dû à ses propres contradictions. La solution au conflit passe par son externalisation : Victoria doit se trouver un antagoniste, c’est-à-dire un personnage sur lequel l’opposition se focalise, s’amplifie, devienne ostensible, flagrante. Ce n’est que par ce processus de déplacement qu’elle peut sortir de l’impasse, trouver une issue et résoudre son conflit personnel : c’est le sens ici du procès qu’elle intente à son ex-mari. Il a vampirisé sa vie pour alimenter une œuvre à la qualité littéraire litigieuse.

Mais il a pu faire ce travail de vengeance destructrice parce qu’elle avait précisément commis la faute fatale de briser le secret professionnel en lui racontant tout, ses clients, ses frasques sexuelles dont une particulièrement compromettante avec un magistrat… Il l’a mise en danger en rendant public ce qui était destiné à rester privé : en le faisant condamner, elle reconfigure son espace personnel mais c’est au prix d’une sérieuse remise en cause qui touche à son identité de genre.

En effet, pour se défendre, le mari la décrit comme « une femme phallique », « totalement dénuée d’émotion, de générosité, de partage », dotée « d’une sexualité particulièrement cérébrale, la simple vision d’une belle plaidoirie ou d’une robe d’avocat en mouvement pouvait la faire jouir immédiatement ». Elle ne saurait être une victime parce qu’elle est un mec… Ce qui pourrait n’être que le délire d’un pauvre type a une étrange résonnance : elle avait en effet elle-même affirmé auparavant : « je jouis essentiellement dans mon travail ». Son mari a jeté un doute si sévère sur sa sexualité qu’elle s’enquiert auprès de son nouvel amant de savoir si elle serait « virile » ?

Pourquoi cette inquiétude alors que la faute du mari est de confondre « la plaidoirie » et « la robe d’avocat » que Victoria porterait volontiers plus courte, comme toutes les autres tenues très sexy dont elle se vêt volontiers, et perchée sur ses stilettos de surcroît ? Ce mari, un raté, un parasite, qui tente d’exister en racontant sa vie à elle parce qu’il n’en a pas à lui, révèle le « tort » de Victoria : être une femme qui se bat parce que « la misogynie, c’est de penser que les femmes sont des victimes par nature » comme elle le dit crânement en prenant à rebours un cliché sexiste.

Finalement le brouillage identitaire n’est que l’impact en elle des stéréotypes contradictoires qui l’accablent : cette pression sociale lui rend la vie impossible et l’oblige à assumer des postures antagoniques de domination (masculine ?) et de compassion (féminine ?). C’est évidemment pourquoi il n’est pas anodin que le protagoniste soit une femme [3] : parce que pour les femmes, toutes choses égales par ailleurs, tout est toujours plus difficile. Dès lors, il est d’autant plus efficace d’illustrer ainsi le refus entêté de choisir entre la vie et le travail. Alors qu’elle déprime, en s’occupant distraitement de ses enfants pendant sa suspension du barreau, Victoria dit : « J’ai besoin de mon travail, il faut que je me reconnecte avec l’humanité » ! Quel programme !

[1] Dans le cinéma français, le mari défaillant (en tant que père et travailleur) est le pendant presque nécessaire de la femme moderne-qui-assume-tout et il y aurait toute une étude spécifique à faire sur ce seul sujet en rapport avec l’ampleur de la réalité sociale du phénomène

[2] « Ce qui me fascine, c’est la façon dont on travaille et dont l’intime se télescope avec le travail » : c’est ainsi que la réalisatrice définit son point de départ dans le making of du dvd

[3] Voir l’article de Geneviève Sellier : http://www.genre-ecran.net/?Victoria

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