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L’exploitation ne connait pas de sexe, ni de race ( "It's a free world", Ken Loach - 2


Angie (Kierston Wareing), la trentaine, travaille dans une société qui place des travailleurs, souvent originaires d’Europe de l’Est. Abusivement licenciée, elle décide de monter sa propre agence avec Rose, sa colocataire. Elles font preuve de beaucoup d’énergie, d’inventivité, elles gagnent rapidement beaucoup d’argent.


Rose est inquiète des conséquences judiciaires possibles de leurs affaires de plus en plus illégales mais Angie lui assure que tout sera bientôt régularisé, d’autant que les services de l’Etat font preuve d’une remarquable et bienveillante inefficacité. Elles emménagent bientôt dans des locaux superbes, alors qu’elles travaillaient auparavant chez elles ou dans la cour intérieure d’un pub tenu par un ami.


Mais Angie est de plus en plus avide, elle semble n’avoir plus aucune limite éthique. Rose finit par être dégoûtée et laisse tomber. De plus, Angie s’est fait escroquer par une entreprise qui ne la paie pas, très probablement sous la pression de concurrents mafieux : ils veulent éliminer du marché cette rivale diablement efficace.


Du coup, ses propres employés intérimaires deviennent extrêmement menaçants parce qu’ils n’ont pas été rémunérés. Elle est violemment agressée à deux reprises ; son fils, Jamie, dont elle n'a pas le temps de s'occuper, est brièvement enlevé. Au lieu de renoncer prudemment, elle passe à la vitesse supérieure en internationalisant ses activités : elle part pour son propre compte recruter de la main d’œuvre directement en Ukraine.


Le film est une dénonciation explicite, réaliste, radicale, du libéralisme sauvage qui généralise la précarisation des salariés et ceci à l’échelle mondiale : Angie emploie des polonais, des afghans, des chiliens et elle leur trouve d’autant plus facilement du travail qu’ils sont sans papiers, incapables de se défendre ou d’être défendus.


Ce travail n’a évidemment rien à voir avec leurs qualifications et c’est ainsi que des médecins ou des ingénieurs se retrouvent à faire la plonge. La complicité objective des autorités politiques est ainsi également pointée, qui laissent proliférer ces trafics pour le plus grand bénéfice d’employeurs peu scrupuleux.


Mais ce qui distingue ce film d’une simple charge militante, sa grande habileté donc, et son originalité aussi, c’est que les protagonistes sont des femmes. Déjà, c’est rare : on l’a déjà noté ailleurs et on y reviendra (1). La plupart des histoires sont racontées au masculin comme j’ai pu le constater quand j’enseignais l’écriture de scénario (2). Ce film de Loach est l’occasion de montrer, a contrario, à quel point cette masculinisation des récits réduit le champ des fictions possibles.


La déclinaison de cette intrigue au féminin change complètement sa nature et son angle, y compris du point de vue de sa réception par le spectateur (3). Une scène suffit à illustrer cette évidence : quand Angie et Rose s’ennuient en boite parce qu’elles veulent emballer et qu’aucun homme n’est à leur goût, elles décident de convoquer, au milieu de la nuit et chez elles, deux de leurs employés occasionnels qu’elles ont soigneusement sélectionnés, toutes saoules qu’elles sont.


Quand les deux élus arrivent, apparemment heureux de cette opportunité (ce sont de belles femmes, elles ont évoqué leur excitation dans le SMS qu’elles ont envoyé, et ils sont, du fait de leur situation, peu exposés au libertinage), Rose se plaint que l’homme qui lui est dévolu n’est pas celui qu’elle voulait. Angie lui répond : « tu t’en contenteras ! ».


La scène relève de la comédie, elle est légère, on s’en amuserait presque. Imaginons un instant que les rôles soient inversés et que des hommes fassent ainsi venir leurs employées : tout serait immédiatement glauque, à la limite du supportable. Spontanément nous viendrait à l’esprit l’idée de prostitution et/ou de viol. Pourquoi ? Parce que notre perception serait référencée à des situations plus ou moins connues de nous, presque (odieusement) banales, du moins au cinéma. Tandis que là, c’est du jamais vu, ou quasiment, les femmes étant rarement en situation de domination sexuelle.


Cette habileté se décline dans toute une série de situations qui les rendent inédites et créent une empathie avec le personnage principal, Angie. D’emblée, elle nous est présentée comme une victime, doublement : elle est en proie au harcèlement sexuel lourd de ses collègues masculins et comme elle ne se laisse pas faire, elle est virée sans explication, arbitrairement.


Elle décide, avec détermination, audace, de devenir sa propre patronne, parce qu’elle ne veut désormais obéir qu’à des ordres qu’elle se donnera elle-même : elle veut être libre, dans un monde libre, c’est-à-dire un monde où les patrons s’affranchissent des règles qui protègent les salariés, pour mieux les asservir.


Elle s’adjoint Rose, à qui elle délègue la partie administrative, pour s’occuper de prospecter le marché. Elle a parfaitement conscience d’évoluer dans un milieu masculin : la plupart des employés sont des hommes, c’est le cas de tous les patrons et de ses concurrents que l’on ne voit pas mais dont l’ombre menaçante plane sur ses activités.


Du coup, elle mise à fond sur sa féminité, avec une efficacité redoutable et calculée, une féminité qu’elle érotise : elle se déplace sur une puissante moto dans une combinaison en cuir moulante, terriblement sexy. Son irruption pétaradante et gracieuse, souriante quand elle libère du casque sa longue chevelure blonde, impressionne et séduit : sans vergogne, elle drague patrons et employés et les bonnes affaires s’enchaînent.


Elle devient de plus en plus entreprenante et Rose aussi : c’est elle qui a l’idée de rentabiliser à l’extrême la location de lits superposés dont elles ont rempli une maison, des employés dormant le jour pendant que ceux qui les relaieront la nuit travaillent. Elles se font tellement d’argent et tellement facilement qu’elles se surprennent elles-mêmes… Rose en vient même à s’inquiéter de l’illégalité de leurs activités. Angie lui assure que, bientôt, tout sera déclaré et que taxes et cotisations seront réglées (4).


Pour Angie, il n’y a pas de limite. Tout est permis, même ce qui est interdit, ou plutôt : surtout ce qui est interdit, car c’est ce qui rapporte le plus. Elle n’a aucun problème de conscience parce qu’elle travaille beaucoup et que sa réussite prouve son utilité : finalement elle est une prestataire, une intermédiaire, entre gens qui louent (dans les deux sens de ce terme joliment polysémique) la force de travail. Elle va jusqu’à dire : « ils devraient nous remercier ». Elle illustre la formule platonicienne, si difficile à admettre : « nul n’est méchant volontairement ».


La preuve, dans un moment de compassion, elle vient en aide à une famille iranienne, au grand étonnement de Rose. Elle se justifie ainsi : « si j’étais Mahmoud (c’est le prénom du père), j’aimerais rencontrer quelqu’un comme moi ». Cette formule nous incite à supposer que, finalement, c’est envers elle-même qu’elle témoigne de générosité. D’autant qu’elle n’hésitera pas à trahir cette famille en les dénonçant auprès de l’immigration quand elle aura besoin du campement où elle habite pour y loger ses propres employés. Cet acte monstrueux scellera sa rupture avec Rose et l’obligera à continuer seule.


Angie est une mère aussi, d’un garçon de onze ans, Jamie, dont elle délègue le soin à ses parents, des gens dépassés par la brutalité des temps nouveaux (et certainement pas « modernes »), profondément choqués de l’y voir si à l’aise. Et c’est en tant que mère justement qu’elle va être mise en danger, par les salariés lésés. L’habileté, encore, du récit suscite l’empathie : les agressions dont elle est victime ne nous prennent pas par surprise, on les voit venir, on a peur pour elle, une femme et son enfant face à des hommes déterminés, voilà qui ne saurait que nous émouvoir.


On en oublierait presque que c’est elle qui est responsable de cette violence, elle qui exploite et manipule sans scrupules. Et pour nous le rappeler avec force, l’ultime habileté de cette histoire est de nous montrer Angie qui passe à la vitesse supérieure dans l’intégration verticale de son activité puisqu’elle va désormais sélectionner la main d’œuvre directement à la source, en Ukraine, pour augmenter ses profits dans l’acheminement de ses futurs employés.


Et pour cette dernière étape, elle est accompagnée d’une nouvelle partenaire, une jeune femme noire, noire comme l’était Rose mais plus foncée encore. Ce détail, car c’en est un, bien sûr, nous oblige à voir, presque dans sa pureté, ce que le film désigne, à savoir un système de maximisation des profits, qui ne connaît ni le sexe, ni la race, que l’on soit du côté des exploités comme des exploiteurs, ceux-ci pouvant être animés de scrupules, avoir été précédemment à la place de ceux-là et en avoir souffert.




(1) Voir le texte « pourquoi ce blog ». Je signale aussi que j’essaie d’équilibrer mes propres choix de films en mettant en avant des héroïnes ou des œuvres réalisés par des femmes.


(2) J’avais alors constaté avec étonnement que l’écrasante majorité des histoires inventées par les élèves mettaient en scène des hommes, même quand les auteurs étaient des auteurEs et que les intrigues étaient « épicènes », c’est-à-dire qu’elles auraient pu tout aussi bien avoir des protagonistes féminins. Je m’étais rendu à cette évidence que la domination masculine s’exerce pleinement dans l’imaginaire aussi.


(3) Même si un film doit être analysé, dans un premier temps, par ses seuls ressorts internes, on ne peut pas faire abstraction des conditions objectives et subjectives dans lesquelles il est vu par un public qui a des références variables selon les époques. C’est un sujet très intéressant sur lequel je reviendrai : je viens de revoir, par exemple, « Tout le Monde il est beau, tout le monde il est gentil » de Jean Yanne (1972). La critique des médias commerciaux y est d’une audace aussi stupéfiante qu’actuelle. Cependant le machisme assumé, revendiqué des personnages masculins, auquel adhère le point de vue de la réalisation, rend le film quasiment invisible aujourd’hui, sauf à le prendre comme un témoignage très ambigu sur cette période de « libération sexuelle » qui permettait surtout aux pulsions virilistes de s’exprimer sans entraves !


(4) Il faut se méfier des comparaisons, souvent hasardeuses, mais il est troublant que Angie use quasiment des mêmes termes que Michael Corleone (Al Pacino) dans le Parrain quand il veut lui aussi rassurer sa femme (Diane Keaton) sur la prochaine légalisation de toutes ses activités


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