Thierry (Vincent Lindon) est au chômage depuis vingt mois : la formation de grutier que Pôle Emploi lui a fait suivre ne lui a pas permis de trouver du travail parce qu’il n’a jamais travaillé auparavant sur un chantier. Il était ouvrier qualifié mais il ne l’est plus parce qu’il ne connait pas les nouvelles machines sur lesquelles il serait sensé travailler. Comme il a la charge d’un enfant handicapé et que le salaire de sa femme ne suffit pas, il accepte un emploi de vigile dans un hypermarché pour lequel il suit une formation à la va-vite sur le terrain : il suffit de surveiller les clients et les autres employés, soit directement dans le magasin, soit par le biais de nombreuses caméras.
Les clients se rendent coupables de petits larcins (un chargeur de téléphone pour un jeune homme, deux barquettes de viandes pour un vieil homme) ; les caissières subtilisent des tickets de réduction que les clients on délaissés ou passent à leur place leur propre carte de fidélité. Ces micro-délits entraînent leur licenciement. L’une d’elles se suicide sur son ancien lieu de travail, créant un traumatisme pour toute l’équipe. Dans un geste calme de révolte passive mais déterminée, que rien dans son comportement ne semble annoncer, Thierry décide de partir, sans prévenir personne. Et de repartir à zéro.
Pour bien comprendre le personnage de Thierry (et donc le film dont il est de toutes les scènes), il faut mesurer à quel point il a perdu tous ses repères depuis qu’il n’est plus l’ouvrier qualifié qu’il a été jusqu’à son licenciement : on ne connait pas la nature exacte de son ancien travail et notre ignorance est la marque même de l’oubli dans lequel ce travail est désormais enfoui. D’ailleurs, pendant ces vingt mois de chômage, ce travail a évolué, les machines ne sont plus les mêmes et il ne les connaît pas : il ne le pourrait d’ailleurs pas puisque Pôle emploi ne propose pas de formation à ces nouvelles machines dont on ne peut maîtriser le fonctionnement qu’en travaillant dessus.
C’est un cercle vicieux. Privé, éloigné de son outil de travail, mis à l’écart de ce travail qui continue sans lui et qui le justifiait comme personne, Thierry est perdu. Il ne maîtrise plus rien, il ne comprend plus rien à ce qui se passe.
A partir de ce moment, il ne peut plus être que ballotté dans un monde qui n’a plus de sens : la scène absurde à Pôle emploi qui ouvre le film témoigne de son incompréhension. On l’a orienté vers une formation qui ne sert à rien, il a perdu son temps même s’il a été rémunéré, ce que lui concède son interlocuteur qui va jusqu’à lui dire : on n’aurait pas dû vous proposer cette formation, on va reprendre tout depuis le départ, ce qui revient à ne rien faire, à le laisser se débrouiller tout seul.
Ce qui est terrible dans cette scène, c’est que le conseiller de Pôle emploi reconnait volontiers l’absurdité de la situation, ne semble d’ailleurs pas s’en étonner plus que ça, et Thierry en est réduit à exprimer sans cesse son incompréhension devant ce gaspillage qui va contre le bon sens, le sens commun, ces valeurs évidentes, partagées jusqu’alors et qui ne veulent plus rien dire. C’est comme s’il était le seul à les comprendre encore et qu’elles ne signifiaient plus rien pour les autres.
Parce qu’il est vraiment seul. Il pourrait mener le combat avec ses anciens collègues de l’usine mais il pense que cela ne servirait à rien, et il est lassé, il veut tourner la page : il renonce ainsi à la lutte collective, à cette solidarité ouvrière qui ne peut survivre à l’éparpillement des collègues suite au plan social. Il est seul désormais et si tout dysfonctionne, ce sera de sa faute. Un recruteur lui reproche un CV mal foutu comme si son employabilité dépendait de son CV alors qu’il a accepté un salaire moindre, des horaires flexibles mais qu’il n’est visiblement pas la bonne personne.
Ainsi, lors d’un atelier de formation à la recherche d’emploi, il est l’objet d’une très humiliante séance de critiques de la part des autres stagiaires qui énumèrent tous ses défauts suite à une simulation filmée d’un entretien d‘embauche. On lui reproche son maintien relâché, son élocution brouillonne, son caractère renfermé, son manque d’amabilité, bref, d’être ce qu’il est. Tout cela est fait sans agressivité, sans doute même pour lui rendre service, mais c’est une atteinte d’une grande violence à sa personne.
C’est une véritable séance de reformatage social, psychologique, une remise aux normes désormais standardisées, quasiment une rééducation qui est aussi une terrible remise en cause : Thierry a plus de cinquante ans et on lui dit implicitement qu’il a « tout faux » (significativement les autres stagiaires que l’on distingue sont beaucoup plus jeunes). La question n’est plus tant celle des compétences que de la manière de les faire valoir, ou plutôt même de se faire valoir. La loi du marché, c’est donc celle du marché du travail, dans lequel il faut savoir se vendre désormais, faire commerce de soi-même, se mettre en tête de gondole comme un produit de consommation courant dans un environnement ultra concurrentiel.
Cette remise aux normes, Thierry l’avait entrepris, peut-être même de sa propre initiative, en tous cas avec sa femme, à l’occasion d’un cours de rock, sous l’égide d’un professeur d’une bienveillance infantilisante. Ce qui devait s’apparenter à un divertissement se transforme en un laborieux réapprentissage de la marche au pas cadencé : le professeur égrène le rythme à quatre temps, d’une manière obsessionnelle, quasi-militaire, en négligeant la musique, ce qui a pour effet d’enserrer les corps au lieu de les épanouir.
Sans transition, comme il est dit dans les journaux télévisés pour sauter du coq à l’âne, on retrouve Thierry en tant que vigile dans un hypermarché. Que les conditions de son embauche soient l’objet d’une ellipse nous indique le caractère arbitraire de la situation qui est la sienne désormais : tout cela ne répond à aucune logique, ce ne peut être un choix de sa part. C’est comme ça et il lui faut faire avec.
Il n’est pas besoin d’épiloguer longtemps pour que l’on comprenne que son rôle maintenant est de surveiller et punir, dans ce temple de la consommation de masse. Ce travail vise les clients indélicats (« le voleur n’a pas d’âge, pas de couleur, tout le monde est susceptible de voler » dit-on à Thierry) mais des collègues aussi, peut-être même surtout. Le vigile qui le forme sur le tas lui apprend que le directeur du magasin voudrait trouver des prétextes pour virer des salariés afin d’augmenter ses marges parce qu’il n’y a pas suffisamment de départ à la retraite !
Quand une caissière a été surprise à détourner des tickets de réduction, le patron, que l’on avait vu jovial précédemment lors d’un pot de départ à la retraite, la sermonne en arguant que plus que l’entreprise, ce sont les primes de ses collègues qu’elle vole. La logique du raisonnement importe peu puisqu’il s’agit là d’opposer les employés entre eux pour mieux justifier le renvoi de la brebis galeuse. Et quand cette dernière se suicide sur son ancien lieu de travail, la hiérarchie l’accable encore (elle avait des difficultés financières, un fils drogué) et insiste pour que personne ne se sente coupable ou responsable. Le collectif n’est évoqué que pour ce qui fonctionne (ou devrait fonctionner) sans accroc et tout dysfonctionnement est renvoyé à la responsabilité individuelle, à la sphère privée. A ce jeu, l’entreprise est toujours gagnante, les salariés toujours perdants.
A partir du moment où un individu ne se définit plus par une compétence liée à un travail précis par le biais duquel il s’exprime, se réalise, il est condamné à une polyvalence indifférenciée et insignifiante. Il y aura toujours quelqu’un d’autre pour occuper cet emploi, il y aura toujours pléthore de candidats, soulagés de combler un vide dans un organigramme, avec plus ou moins de détachement, de résignation ou de cynisme.