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La comédie du travail ("L’Emploi du Temps" de Laurent Cantet, 2001 et "L’Adversaire&q



L’Adversaire et L’Emploi du Temps partent d’un même point de départ (« l’affaire Romand »): c’est l’histoire d’un homme qui a menti à sa famille, ses amis, ses condisciples pendant des décennies en prétendant avoir brillamment suivi des études de médecine et occupé depuis un poste prestigieux à l’OMS à Genève. Comme il ne gagnait évidemment pas d’argent, il a escroqué ses proches (parents/amis) en leur faisant croire qu’il plaçait avantageusement leur argent en Suisse. Juste avant d’être démasqué, il a assassiné ses deux enfants, sa femme, ses parents, essayé de tuer sa maitresse et tenté de se suicider, sans y parvenir.


C’est évidemment passionnant de pouvoir comparer deux films qui racontent une histoire similaire. Ça l’est encore plus de constater à quel point, du fait de leurs dissemblances, les deux films ne traitent, au final, pas du tout du même sujet. Le film de Nicole Garcia est fidèle au livre éponyme d’Emmanuel Carrère, qui est lui-même très proche du fait divers. La « vérité » de l’histoire est affirmée en pré-générique et c’est nécessaire parce qu’autrement, on n’y croirait pas : « cette histoire est arrivée, mais elle ne tient pas debout » [1].


Celui de Laurent Cantet est moins fidèle (« mon envie de fiction était plus forte que mon envie de restitution » [2]) mais beaucoup plus vraisemblable. Autant le personnage du premier (Jean-Marc/Daniel Auteuil) est extraordinaire (et même incompréhensible [3]), autant celui du second (Vincent/Aurélien Recoing) est ordinaire : « on est nombreux à penser que la vie qu’on mène n’est pas celle qu’on devrait mener… des gens comme Vincent, il y en a des millions » [4].


Le film de Cantet se distingue de l’histoire vraie par deux aspects majeurs:


1) Vincent a déjà une belle carrière derrière lui, une quinzaine d’années dans de grosses entreprises, où il s’occupait de questions financières. Il a été licencié et au lieu de faire valoir ses droits au chômage et de chercher un autre emploi, ce qui aurait été tout à fait possible vu son parcours et ses qualifications, il a commencé une vie d’errance et de mensonge. C’est un choix, celui de ne plus travailler.

2) Il ne tue personne à la fin, même si les auteurs jouent avec les nerfs des spectateurs, surtout ceux qui connaissent le fait divers.


Par ailleurs, Jean-Marc parle peu de son travail et personne ne l’interroge parce qu’il passe pour modeste, réservé alors que Vincent est au contraire prolixe, détaillant ses responsabilités professionnelles fictives. L’Adversaire n’est pas un film sur le travail mais sur la mécanique infernale du mensonge. Dans L’Emploi du Temps, le mensonge est une manœuvre dilatoire pour mettre, provisoirement, la pression sociale (travail, famille) en sourdine et en réflexion [5].


Le titre du film est d’ailleurs d’une intéressante ambivalence : il a un sens évident et courant (ce à quoi notre temps va être employé, les tâches que nous avons à accomplir et que l’on consigne dans un agenda, au sens exact de ce mot latin : les choses à faire) et un autre, propre au personnage (et à tous ceux qui lui ressemblent et ils sont nombreux), ce à quoi il va bien pouvoir employer son temps puisqu’il n’a rien à faire (son agenda est vide).


L’Adversaire commence [6] par la journée d’une famille ordinaire : petit déjeuner ensemble, dépôt des enfants à l’école, petit moment de convivialité avec les amis-parents d’élèves et départ au travail : sauf qu’il n’y a pas de travail pour Jean-Marc et donc tout ce qui a précédé était une mise en scène de la vie quotidienne.


Dans L’Emploi du Temps, on découvre d’emblée Vincent dans une voiture, garée sur une aire d’autoroute où il a passé la nuit : il est réveillé par un coup de téléphone de sa femme à qui il raconte la grosse journée fictive qui l’attend (des rendez-vous avec des clients), puis il est montré à ne rien faire dans un lieu de restauration glauque où les gens ne sont ordinairement que de passage et où il passe le temps. Et puis, il roule, il s’amuse à faire la course avec un petit train régional mais il perd, forcément, quand il doit s’arrêter à un passage à niveau où il est réduit à regarder passer le train : on n’a pas besoin de fouiller beaucoup pour deviner là une métaphore de sa marginalité.


Dans les deux films, on voit les personnages « squatter » les couloirs d’un grand immeuble moderne de bureaux à Genève avant d’être bientôt refoulés comme des importuns. Cependant les deux scènes n’ont pas du tout le même sens et on peut y déceler le signe que le sujet de L’Adversaire et celui de l’Emploi du Temps sont vraiment différents : Jean-Marc feint d’être occupé (il assiste à une conférence internationale où il s’endort), tout à fait étranger à ce qui l’entoure, tandis que Vincent, au contraire, observe attentivement.


En déambulant devant les portes vitrées des bureaux, il scrute des hommes et des femmes qui semblent travailler à des ordinateurs, au téléphone, debout lors d’une réunion informelle, ou assis plus studieusement [7]. Pourquoi les observe-il ? Il a déjà travaillé, sans doute dans des conditions similaires, et ils ne font rien d’extraordinaire ni de surprenant. Et si c’était justement pour cette raison qu’il les observe attentivement, lui qui n’emploie plus son temps à travailler, qui est désormais si étranger au monde du travail ? Et s’il se demandait comment ils font pour faire ce qu’ils font ? Sont-ils crédibles dans leur rôle de travailleurs ? Vincent est le spectateur perplexe, incrédule, de cette comédie du travail : le monde entier est un théâtre…[8]


Cette scène semble l’avoir inspiré car très vite, il va à son tour et à plusieurs reprises jouer cette comédie du travail devant ses parents et sa femme, avec beaucoup de conviction, comme un bon acteur « diderotien » qui fait partager des sentiments qu’il n’éprouve pourtant pas. Finalement ce n’est pas compliqué de faire comme s’il avait trouvé un nouveau poste dans une institution internationale, d’inventer des collègues, des réunions, des dossiers, de partir tôt et de revenir tard, de simuler celui dont l’agenda est rempli.


Il élargit le cercle de ses spectateurs en jouant ce rôle devant les amis à qui il propose, avec une impeccable assurance, des placements avantageux, illégaux et fictifs en Suisse. Dans la position privilégiée dans laquelle nous sommes, en tant que spectateurs, nous apprécions cette performance d’acteur, son impact sur son auditoire et nous mesurons aussi que rien ne ressemble plus à la vérité que le mensonge.


Mieux encore, sous le masque de ce personnage qu’il s’est fabriqué, il s’autorise à glisser quelques vérités à sa femme sur ses sentiments profonds mélangées à d’imaginaires difficultés dans son travail : « je pensais pas que ce serait si dur, pourtant je m’entends bien avec les collègues… y a une bonne ambiance, même ça c’est pervers, ça me permet de me raconter des histoires, de me dire que tout va bien mais c’est faux… cette semaine je suis passé d’une réunion à l’autre, sans prendre de recul, la tête vide, je regarde les gens autour de moi, les gens avec qui je suis censé travailler, je vois plus que des visages parfaitement étrangers… ». Sa femme, qui ne peut démêler le vrai du faux, se contente de compatir tendrement.


Vincent va cependant être démasqué par un homme qui l’a d’abord observé de loin et a tout de suite pensé : « ce type n’a pas l’air de croire à ce qu’il dit ». Ce fin psychologue est aussi un acteur à sa manière, un acteur qui joue la comédie pour se jouer des autres : c’est un escroc, un professionnel qui sait décrypter les comportements pour mieux manipuler. En enrôlant, un temps, Vincent dans ses trafics, il le ramène à la réalité.


Cet homme, plutôt fataliste et bienveillant, sera le seul à qui Vincent se confiera, en lui racontant toute la vérité, et en particulier le fait qu’il n’ait plus trouvé de sens à son travail précédent, sinon dans les trajets pour y rendre : « tu es seul dans ta voiture, tu réfléchis à rien, ça peut durer des heures, ça finit par jouer des tours, j’étais tellement bien dans ma bagnole que je n’arrivais pas à en sortir ».


On se demande comment Vincent va se sortir de cette situation qui devrait se conclure par la même tragédie que celle qui clôt L’Adversaire. Là aussi la femme apprend la vérité par un tiers, mais c’est elle qui a pris l’initiative d’interroger un ancien collègue parce qu’elle avait des doutes. Et Vincent réagira avec une violence incontrôlée à l’égard de cet homme, en le giflant sous le regard effaré des autres salariés de ce qui fut son entreprise : en se donnant ainsi en spectacle, il dévoile toute la fausseté de sa situation, il a montré son vrai visage, il est démasqué, il est vaincu.


On le retrouve, dans la dernière scène, alors qu’il passe un entretien d ‘embauche qui se déroule très bien. Très bien ? Oui, dans la mesure où on lui propose un poste à responsabilités. Non, parce que pendant que son interlocuteur lui détaille son nouveau travail, la caméra se rapproche progressivement de lui et par ce mouvement, elle l’isole, l’éloigne de son interlocuteur, de ce nouvel univers professionnel auquel on doute qu’il puisse s’adapter, et son regard qui se dérobe en est la preuve évidente : pourquoi serait-il en mesure désormais de jouer un rôle dans la comédie du travail ? [9]




[1] Emmanuel Carrère dans le supplément du dvd


[2] Dans le supplément du dvd


[3] Le scénariste Jacques Fieschi explique ainsi leur renoncement à élucider le comportement de leur personnage : «c’est au-delà de la psychologie, c’est aux confins de la psychiatrie, (Jean-Claude Romand) a été examiné par des psychiatres dont on a lu les compte-rendus et qui nous ont rien appris de spécial »


[4] Dixit Cantet dans le supplément du dvd


[5] C’est pourquoi, je m’attarderai plus sur ce deuxième film par la suite


[6] Je simplifie en fonction de l’angle de mon propos : ce que je résume ici, c’est le début de l’histoire qui est racontée en flash-back, mais le film commence en réalité avec le retour du protagoniste chez lui alors que les meurtres ont déjà été accomplis.


[7] La photo de l’affiche du film est extraite de cette scène


[8] Shakespeare bien sûr, « le monde entier est un théâtre, et tous, les hommes et les femmes, n’en sont que les acteurs », Comme il vous plaira, acte II, sc. 7


[9] Il faudrait aussi analyser ces deux films sous l’angle du rapport des protagonistes à leur famille et peut-être encore plus précisément sur leur façon d’assumer leur masculinité en tant que fils qui doivent faire la fierté de leurs parents, en tant que maris et pères qui veulent assurer le bien-être matériel des femmes et des enfants.

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