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Un travail pour personne ("Je suis un soldat" de Laurent Larivière, 2015)


Sandrine (Louise Bourgoin), au chômage depuis 8 mois, est contrainte de retourner vivre chez sa mère à Roubaix parce qu’elle ne peut plus payer son loyer. Elle accepte, provisoirement, de travailler dans le chenil que tient son oncle, Henri (Jean-Hughes Anglade). Comme il lui fait confiance, elle est de la famille, il la mêle à ses trafics particulièrement glauques de chiens. Elle s’adapte vite et bien à l’univers très masculin de ce travail à la fois pénible, en partie illégal, si bien d’ailleurs qu’elle fait même des transactions à l’insu d’Henri, pour son propre compte.

La pression de cet univers violent est néanmoins trop forte, d’autant qu’elle garde secrets tous ses sentiments : elle finit par craquer en excitant les chiens jusqu’à ce que l’un d’entre eux la blesse grièvement. Après sa longue hospitalisation, elle semble « rebondir » sans que l’on sache trop comment et redécouvrir une certaine joie de vivre, l’amour peut-être et surtout le goût et l’estime de de soi lors d’une fin où elle se baigne dans la mer, heureuse, ou simplement allégée.

Le personnage principal est une femme : c’est d’autant moins anodin que cette qualité ne « joue » que dans le rapport que Sandrine a avec un personnage secondaire, Pierre, qui tombe amoureux d’elle et trouve d’ailleurs que ce travail n’est pas fait pour elle. Et si le contraste est flagrant quand elle se retrouve au milieu de trafiquants, qui n’en ont rien à faire qu’elle soit une femme (elle est un concurrent comme les autres), elle s’impose à eux de la même manière que le ferait un homme [1].

Sandrine est coiffée à la garçonne et porte une tenue de travail adéquate et donc androgyne (son oncle propose tout de même de lui acheter des bottes à sa taille mais c’est la seule concession, ironique, à sa féminité !) ; dans sa manière d’être, de marcher (dès le début du film quand elle porte son lourd barda), elle a le comportement de quelqu’un de jeune, déterminé, solide. D’ailleurs son oncle l’affecte d’emblée à la tâche la plus ingrate, la plus pénible physiquement, le nettoyage des box des chiens qu’il s’agit de frotter énergiquement : même s’il la met clairement à l’épreuve, il agirait de même avec un jeune homme, d’autant qu’il affirme n’avoir pas été satisfait de ses précédents apprentis (il évoque très vite son désir de transmettre son affaire et il est évident qu’il pense à elle : il lui confie même être content qu’elle soit là parce qu’il n’aime pas être seul).

On ne sait rien de la vie d’avant de Sandrine, ni quel était son emploi précédent, ni si elle a une quelconque formation, donc un métier. Tout cela, c’est du passé et n’a aucune importance parce qu’elle repart à zéro. De même, si on ne sait rien non plus de sa vie affective d’avant, elle semble tout à fait à son aise et sa réaction le prouve quand Pierre la reçoit tout nu « pour montrer sa fragilité » : elle s’étonne bien sûr, détourne à peine les yeux, et demande « tu veux qu’on fasse l’amour ? » ; elle s’excuse presque de ne pas envisager leur relation sous cette forme (« je sais que ça ne marcherait pas entre nous »).

Du coup ce qui aurait dû paraitre comme une agression sexuelle devient une demande maladroite dont Pierre, piteux, s’excuse. Très significativement, à la fin quand elle semble tourner la page une nouvelle fois, elle viendra chez lui et, en écho avec la scène décrite à l’instant, se déshabillera complètement avant de toquer à sa porte, comme une offrande qu’elle lui fait, comme une réappropriation de son corps surtout, accréditant l’idée que tout ceci était une parenthèse dans sa vie de femme, parce que ce travail n’aurait pas été pour elle.

Devrait-on voir, dans cet épilogue, la morale (réactionnaire ?) du film ? Ce serait une erreur. En effet, ce travail n’est pour personne, ou plutôt cette manière de le faire ne convient à personne, femme ou homme. Et c’est pourquoi il est si intéressant, et efficace, que le personnage principal soit féminin : la dureté de ce rapport au travail est d’autant plus flagrante que c’est une jeune et belle personne qui y est confrontée, et cette confrontation convoque les stéréotypes dont nous sommes tous imprégnés [2]. Ce pourrait être un beau métier d’élever des chiens, presque une vocation : ils sont mignons, tout petits, fragiles.

Mais quand on les achète « au kilo », quand on les manipule comme des légumes dont on vérifierait qu’ils ne sont pas blets, on passe à côté de leur animalité. Il faut entendre ici « animalité » comme on parle d’ « humanité » : la comparaison est peut-être audacieuse mais on ne peut s’empêcher de penser aux trafics d’esclaves traités également comme des marchandises. Or même si Sandrine fait le travail avec docilité, efficacité, elle a une conscience certaine de cette horreur. Quand elle livre un sale type et s’étonne de la puanteur des casiers, du couinement des bêtes affamées, elle lui demande s’il aime les chiens : il répond à côté et élégamment, parce la question ne se pose pas pour lui : « tu es jolie, tu suces sûrement très bien mais joues pas les sœurs-la-vertu ! » [3]. On ne peut faire ce travail de cette façon brutale que si on nie l’animalité des chiens, ainsi que sa propre humanité.

Ce travail ne convient pas plus à Henri qui l’exerce pourtant depuis 17 ans. Il ne prend jamais de vacances, n’imagine pas de partir ailleurs (« pour y faire quoi ? ») : il est prisonnier de cet univers brutal, en permanence dans le rapport de force avec les fournisseurs, les clients, sous la menace de la police. Il n’a que l’argent comme gratification et il en a beaucoup, qu’il manipule en liquide. Ce travail lui convient si peu qu’après l’accident de Sandrine, rongé par la culpabilité, cet homme rugueux, taciturne, va dénoncer le trafic auquel il participe, et cette démarche expiatoire le ruine. La dernière image qu’on a de lui est celle d’un homme ravagé par les larmes, un homme enfin, mais trop tardivement humain.

Même ceux qui restent dans la légalité, ceux qui n’ont que leur énergie, leur courage, leurs rêves, même ceux-là ne résistent pas quand ils exigent trop de leur force de travail, leur seul bien, qu’ils épuisent en la sollicitant à l’excès : « Je sais pas comment ils font les autres, moi, j’y arrive pas, j’en peux plus, je suis fatigué, je bosse, Audrey elle bosse, et on n’y arrive pas, je savais pas que ça allait être si difficile, personne m’avait dit, putain ».

Et Tony tombe, à bout de force, en pleurant, lui aussi, longuement dans les bras de Sandrine, la sœur de sa femme Audrey. En plus de son travail, en tant qu’intérimaire permanent (« comme ça, ils me donnent pas de tickets resto, pas de treizième mois et me virent quand ils veulent »), Tony construit seul la maison-avec-cuisine-équipée-et-baie-vitrée-sur- le-jardin, dieu qu’elle sera belle, mais la tâche est trop immense, il craque et massacre à la masse les murs encore inachevés.

Ces vies laborieuses, exténuantes, ne sont pas des vies. Ou plutôt elles ne le seraient pas s’il n’y avait pas ce refuge de la tendresse des proches que l’on voit lors de moments de détente ou de fêtes, en écoutant avec émotion une vieille chanson de Johnny, s’il n’y avait pas la volonté déterminée d’être heureux, de rêver, de partir, s’il n’y avait pas la poésie dont Sandrine fait preuve : quand une recruteuse revêche lui demande mécaniquement ce qu’elle emporterait sur une île déserte, elle répond : « un cadeau pour Vendredi » avant de céder à un beau fou-rire.

[1] Je lis dans une critique qu’ils sont misogynes : peut-être par ailleurs mais en l’occurrence ce sont des brutes entre eux, avec elle ni plus ni moins, et parmi eux, il y a une autre femme et c’est elle qui dirige le trafic ! (http://television.telerama.fr/tele/films/je-suis-un-soldat,92421821.php)

[2] Hitchcock disait : « il vaut mieux partir d’un cliché que d’y arriver »

[3] C’est difficile d’extrapoler, bien sûr, mais on peut penser qu’à un garçon, il aurait aussi balancé une cochonnerie, différente, mais tout aussi violente

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