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Mon livre : "Le Génie des Gens Ordinaires ou l'Ordre de l'Imaginaire" (Chapitres 1 et 2)

J’ai écrit le récit de mon expérience cinématographique avec les jeunes dans les cités, que j’ai appelé Le Génie des Gens Ordinaires. Je vous en propose ici les deux premiers chapitres. Si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à me contacter.

LE GENIE DES GENS ORDINAIRES, c’est celui de ces jeunes de cités dont la fréquentation, durant près de quinze ans et quelques 80 courts-métrage de fiction, a transformé, régénéré l’intellectuel bourgeois parisien que j’étais. Ils m’ont révélé à moi-même tout autant qu’ils se révélaient à moi : leur créativité m’a surpris et réjoui ; je ne m’attendais pas à leur humour, leur autodérision ; je n’imaginais pas leur énergie et leur enthousiasme. Avec eux comme co-auteurs, j’ai réalisé des films dont je n’aurais jamais eu l’idée tout seul et qui racontent des éclats de vie inédits, originaux, tout à fait singuliers.

Des autres, de moi-même, et surtout de notre relation en perpétuelle construction, c’est de tout cela dont parle ce récit : j’ai découvert, éprouvé la formidable richesse du travail collectif qui favorise l’expression individuelle dans un plaisir réciproque et partagé.

A travers plusieurs anecdotes, la convocation aussi de souvenirs anciens soudain réveillés, mais surtout l’exemple précis de la conception et du tournage, en 2011, d’un film avec 28 jeunes de quatre villes différentes, j’ai cherché à communiquer la dynamique de ce travail collectif qui met en réseau autant d’imaginaires différents.


- 1 -



LA PEUR…



Vous êtes un intellectuel bourgeois parisien de gauche.


Depuis vos huit ans, vous habitez les beaux quartiers. Il y a une dizaine d’années, vous avez emménagé à Levallois, ville encore populaire alors, mais qui s’est livrée à une destruction féroce de tout ce qui pouvait ressembler à une usine ou un atelier et a connu de ce fait un brutal et fulgurant embourgeoisement auquel vous n’êtes pour rien. Vous ne connaissez pas la banlieue que vous vous êtes contenté de traverser en train ou en voiture, encore moins ses habitants et certainement pas les plus pauvres d’entre eux.


Vous vous sentez beaucoup plus proche d’un Woody Allen, qui ignore votre existence, dont vous ne comprenez même pas les films en version originale non sous-titrée, que de la plupart des gens qui vivent à quelques mètres de chez vous et parlent pourtant la même langue. Mais de tout ça, vous n’avez pas vraiment conscience et il est probable que vous ne vous en souciez guère. Vous êtes typiquement ce que l’on appellera bientôt un « bobo ». Il y en a quelques-uns comme vous même si, en termes de catégorie sociale, cela reste infinitésimal. Vous êtes assez banal dans un microcosme.


Vous êtes scénariste et, à ce titre, vous travaillez dans la périphérie du cinéma et de la télévision. Vous ne vous sentez pas à l’aise dans ce milieu, précisément parce que vous n’en êtes qu’à la périphérie. Votre carrière de scénariste a plusieurs fois démarré pour caler aussitôt. Vos projets personnels, ambitieux, enthousiasmants, n’aboutissent pas. Vous n’arrivez pas à convaincre vos interlocuteurs, dont l’attention est si difficile à capter, d’un talent dont vous n’êtes pas suffisamment certain d’être pourvu. Du coup, les quelques travaux de commande que vous avez effectués (une dizaine de scénarios écrits et payés tout de même mais dont trois seulement ont été effectivement tournés pour France 2, un ratio honorable) ne font pas particulièrement votre fierté. Ce n’était pas pour ce genre de films que vous aviez décidé à 24 ans d’entrer en cinéma après vos études de philosophie.


Les perspectives ne sont pas fameuses : vous n’avez pas vu passer les vingt dernières années et vous avez deux enfants petits. Il vous faut trouver des revenus plus élevés et surtout plus réguliers. Grâce à une amie très chère, vous avez été mis en contact avec un homme charmant qui organise des ateliers de cinéma dans les quartiers populaires de banlieue.


Vous avez toujours aimé la pédagogie, l’idée de transmettre vos connaissances, de partager vos réflexions et vous vous étiez un moment destiné à l’enseignement. Vous intervenez d’ailleurs ponctuellement, mais avec beaucoup de plaisir, dans une médiocre école privée de cinéma où vous exposez ce que vous croyez savoir de l’écriture de scénarios. C’est donc par nécessité, mais non sans enthousiasme, que vous vous êtes précipité sur cette opportunité de concilier votre passion pour le cinéma et la satisfaction de la partager avec de jeunes amateurs. Vous vous savez capable d’être à l’écoute de l’imaginaire des autres et d’y prendre du plaisir.


Un éducateur est venu vous chercher dans une vieille R5 bien déglinguée à la gare de Meaux. Vous avez quitté le centre-ville huppé pour atteindre une zone bien délimitée d’immeubles peu avenants. Vous saisissez soudain le vrai sens du mot « ghetto ». Ce quartier sera d’ailleurs démoli quelques années plus tard mais cela n’aura aucun rapport avec votre venue.


A la descente de la voiture, vous avancez, comme dans un long travelling, au milieu d’une foule bruyante, agitée. Il fait chaud, c’est l’été, tout le monde est dehors. Les gens, hommes, femmes, jeunes et vieux, parlent fort, ils s’interpellent de loin, ils s’étreignent de manière démonstrative, se tapent sur les épaules ou, très joliment, posent leurs paumes sur leur cœur après se les être serrées ou tapées avec des « checks » élaborés. Alors que l’éducateur alterne les poignées de main et les embrassades, hèle les uns, plaisante avec les autres, personne ne fait attention à vous : vous vous sentez très mal à l’aise, pas à votre place. Il se pourrait même que vous ayez peur, un peu. Peur ? Mais de quoi donc ? Vous savez bien qu’il n’y a rien à craindre ! Est-ce que vous seriez raciste ? Certainement pas ! Auriez-vous des préjugés racistes ? Peut-être… Auriez-vous, à votre grande honte, intégré les clichés véhiculés par les médias sur les jeunes de banlieue ? C’est tout à fait ridicule et pourtant vrai. Il faut vous résoudre à admettre cette idée, aussi détestable soit-elle : vous êtes submergés de préjugés. C’est ainsi et c’est nul.


Faut-il y voir une circonstance atténuante ou non, peu importe, mais il est certain que vous ne vous êtes tout simplement jamais retrouvé dans une telle situation, au milieu de cette population cosmopolite, originaire d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Vous connaissez pourtant ces régions. Vous y avez même vécu. Vous avez passé toute votre petite enfance au Sénégal, vous êtes né en Algérie et y êtes retourné à plusieurs reprises quand votre père y a de nouveau travaillé après l’indépendance. Mais au Sénégal, comme en Algérie, les expatriés, souvent des ingénieurs ou des cadres supérieurs, vivaient entre eux et les seuls autochtones que vous fréquentiez étaient les domestiques de vos parents ou de leurs amis… Il y avait aussi des camarades dans les petites classes, bien sûr ; ce n’était pas l’apartheid, quoique… C’était il y a longtemps, certes, mais ce sont de bons souvenirs, des souvenirs heureux d’hommes et de femmes, d’enfants, de paysages, de brises torrides, d’odeurs vigoureuses dont vous êtes imprégné, à vie. Et en Afrique, jamais vous n’avez eu peur.


Alors ! De quoi donc avez-vous peur, maintenant, concrètement ? Qu’on vous vole, vous agresse, vous insulte, qu’on se rende compte que vous êtes mal à l’aise ? Est-ce que vous avez tant l’air d’un bourgeois ? Est-ce que cela se voit tant que vous avez été élevé dans le seizième arrondissement ? Vous avez 44 ans. Vous portez sans doute un jean, un tee-shirt et un blouson quelconque parce que vous avez toujours été assez indifférent à votre accoutrement : vous pourriez être éducateur aussi, fonctionnaire territorial, professeur ou flic en civil… Vous n’avez pas un charisme tel qu’il attirerait l’attention de quiconque. C’est tout à fait navrant mais c’est ainsi. C’est en dedans de vous que tout cela se joue, s’ébranle, s’entrechoque.


Pendant ce court trajet, qui n’aura pas duré cinq minutes, vous aurez mesuré la distance qui vous sépare de vos futurs interlocuteurs, ces jeunes que vous venez rencontrer pour travailler avec eux leurs imaginaires, et elle n’est pas géographique mais sociale et culturelle. Il vous faudra du temps pour la franchir ou la réduire, pour comprendre surtout, parce que vous n’aviez rien pensé à l’avance, le désir qui vous portait d’entreprendre une longue aventure qui est autant un voyage vers les autres qu’à l’intérieur de vous-même, tout à la fois une excursion et une introspection.


- II -



LES VERTUS DE L’IGNORANCE



Je me retrouve ainsi, dans le local au décor impersonnel et terne d’une association à l’intitulé désuet, l’Association Départementale pour la Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence, qui fleure l’époque optimiste de « Chiens Perdus sans Collier » (1955), ce film de Jean Delannoy avec Gabin dans lequel s’affirmait avec force et intelligence l’aspiration à ce que les jeunes ne seraient plus jamais considérés comme des ennemis potentiels de la société mais, quoiqu’ils aient fait, toujours et d’abord comme des victimes, dans le prolongement de la fameuse ordonnance de 1945 qui garantissait la primauté de l’éducatif sur le répressif. Depuis plusieurs années déjà, on s’en éloigne méchamment…


Je suis face à trois jeunes hommes. Ils sont beaucoup plus grands que moi, habillés de joggings et tee-shirts semblables dont j’apprendrai bientôt, avec surprise, qu’ils sont de la dernière mode, ce que j’aurais été bien en peine de deviner. Ils sont affalés, profondément, dans un canapé, et cois.


Âgés sans doute de dix-sept ou dix-huit ans, ils ont curieusement adopté la posture d’écoliers penauds, démunis devant un contrôle inopiné et vicieux de géométrie. On m’a dit qu’ils ont déjà réfléchi à une histoire, qu’ils en ont les prémisses.


Je ne sais soudain pas trop comment m’y prendre. J’avais prévu de leur faire un petit exposé sur l’écriture pour l’image, cette démarche paradoxale qui consiste à traduire sur un mode linéaire et successif une situation que l’on se représente dans sa tête de manière globale et instantanée, bref de procéder comme à l’école où j’interviens : j’ai beaucoup réfléchi à cette question, j’ai même élaboré un petit schéma drôlement malin dont je ne suis pas peu fier. J’ai d’ailleurs demandé à cet effet un tableau mobile pour illustrer mon propos.


L’idée est évidemment stupide, ou tout au moins inappropriée, et je m’en rends compte illico.


Ils ne sont pas venus pour ça : rien ne doit leur rappeler l’école.

Je mettrai un certain temps à comprendre et intégrer ce rejet du système scolaire. Il faudra que mes enfants soient en âge d’y souffrir pour que je me souvienne de n’y avoir jamais été heureux, de m’y être ennuyé, de n’avoir eu aucun effort à fournir pour oublier tout de suite ce que j’y avais appris « vite fait », d’avoir détesté la plupart de mes professeurs, surtout ceux, nombreux, qui pratiquaient la pédagogie de l’effroi.


Très vite consterné par le rapport catastrophique au système éducatif des jeunes avec lesquels je travaillerai, des jeunes dont j’aurai maintes fois l’occasion d’apprécier la vivacité intellectuelle, la finesse et l’humour, j’adhérerai à cette évidence terrible que la fonction première de l’école est bien d’exclure les réfractaires (les mauvais ou les rebelles), tous ceux qu’elle ne peut assujettir, à qui elle n’a pas pu inculquer la soumission à des valeurs qui leur sont étrangères, ou pis, souvent hostiles. Il faudrait bien admettre que ce ne sont pas les enfants qui sont en échec scolaire mais l’institution scolaire qui est en échec avec un grand nombre d’enfants et majoritairement ceux des catégories populaires (« issus » de l’immigration ou non, peu importe).


Pour l’heure, je comprends comme une évidence brutale que je ne suis pas là pour établir une relation pédagogique, c’est-à-dire une transmission (intelligente) de connaissances, et je me maudis même d’y avoir songé. Rien de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant ne me servira. Il me faut inventer sur le champ. Je ne pourrai pas me protéger derrière un savoir, une compétence dont je suis pourvu mais qui, dans ce cadre, est inutile, inepte. Il ne me faut pas parler doctement mais écouter, me rendre disponible à leur imaginaire dont je ne sais rien, dont ils doivent me faire percevoir la dynamique. Mon boulot désormais, c’est de susciter la parole des autres, recueillir précieusement et telle quelle l’expression des affects et les aider à la structurer dans une narration pour le cinéma. J’en avais bien sûr le pressentiment et c’est justement pour cela que ce boulot m’intéressait. Mais je me souviens l’avoir compris, là, à cet instant, massivement, comme si le Saint Esprit de la maïeutique m’avait soudain frappé.


En attendant, mes trois jeunes auteurs ne disent pas un mot. Ils sont là pour s’amuser avec leur idée de film mais sont intimidés par moi. On leur a dit que j’étais scénariste. Ils sont comme tout le monde, ils ne savent pas ce qu’est un scénariste. Et ils s’en foutent très certainement. Ils ont évidemment raison. Et d’ailleurs, suis-je vraiment scénariste ? Certains, plus tard et ailleurs, me demanderont : « hé monsieur, quels films vous avez écrit ? C’était avec des stars ? ». Je suis toujours gêné par cette question : si je leur réponds que j’ai collaboré, entre autres, avec Yves Robert et Jean Marbœuf, des personnes respectées dans le milieu, ils sont déçus parce qu’ils ne connaissent pas. Je suis à deux doigts de passer pour un « bouffon » ou un « mytho ».


Maintenant, je me lance : je leur pose des questions sur leur idée. Ils restent silencieux mais dissimulent mal leur fou-rire naissant en se regardant en coin, avec des petits coups d’œil complices et gênés, comme s’ils avaient commis une bêtise. Ils se lancent des « vas-y-toi », « non, toi ! », tout en se balançant des coups de coude et des insultes dont le sens exact m’échappe. Je suis en train de les faire « grave » régresser. Mes questions sont pourtant toute simples : quelle est votre idée de départ, qui sont vos personnages, où l’action se passe-t-elle, à quelle époque ? Je ne le sens pas trop, là… Je monologue quasiment depuis un quart d’heure au moins, une éternité, je disparaitrais volontiers sous mon inconfortable chaise : je n’aurais donc pas fait long feu dans l’action culturelle cinématographique. Soudain, un de mes trois lascars, celui qui a le plus pitié sans doute, me dit : « nous, on sait pas trop, monsieur, c’est Brahim[1] qui sait ». « Parfait, et il est où, Brahim ? » « On sait pas, il devrait être là mais il est pas là ». Ils me font alors un sketch que je ne suis pas près d’oublier. Ils décident d’appeler Brahim. Ils ont tous des portables, évidemment. Enfin, évidemment : moi, je n’en ai pas encore. Nous sommes en 1998, au siècle dernier donc, et les portables ne sont pas encore très répandus. Je n’en aurai moi-même qu’un an plus tard, quand, après avoir déménagé en grande banlieue, j’en éprouverai le besoin, à cause des déplacements longs, des embouteillages. Je m’étonnerai d’ailleurs auprès d’une jeune fille qui a aussi un projet de film pour lequel je la conseillerai dans le même cadre et qui me fera intervenir quelques années plus tard dans la ville où elle sera devenue entretemps animatrice, de ce qu’ils ont tous des portables alors que je m’étais renseigné et avais été rebuté par le prix élevé des appareils. Elle me regardera avec une perplexité mêlée d’une sympathique indulgence en m’expliquant que les téléphones, on les trouve dans les caisses qui tombent des camions.


J’ai béni l’invention des portables et les caisses qui tombent des camions pour les mettre généreusement à disposition des jeunes. Mon sauveur (le mot n’est pas trop fort : sans lui, peut-être aurais-je renoncé, qui sait ?) s’est littéralement métamorphosé quand il a réussi à joindre Brahim. Il s’est animé brusquement, s’est mis à parler avec une incroyable vivacité en avalant la moitié des syllabes et en inversant les autres. En gros, il lui reprochait violemment son absence, Brahim se défendait apparemment avec virulence et mauvaise foi, les deux autres qui devinaient le contenu de la conversation étaient pliés de rire et moi, je ne comprenais pas grand-chose. Et soudain, grand moment d’intensité dramatique, il a eu la phrase qui tue, qui m’a complètement pris au dépourvu. Au comble de l’énervement, négligeant ma présence dans le feu de la conversation, il dit, comme ultime argument pour stigmatiser l’irresponsabilité de Brahim : « il y a un type qui nous pose des questions et nous, on sait pas répondre ! ». Cet épisode est révélateur : ces jeunes sont extrêmement polis avec moi, respectueux, maladroits. Mais dès qu’ils s’absentent intellectuellement pour parler entre eux, présumant que leur intimité sera préservée par le téléphone, ils retrouvent leur formidable aisance jusqu’à en oublier que je les entends : c’est moi, le type, l’indiscret (le flic ?) !


J’ai pris Brahim au téléphone. Nous ne nous connaissions pas, évidemment, et comme il n’était pas en face de moi, il m’a parlé avec beaucoup de naturel, sans la moindre timidité, pour m’exposer de manière assez brouillonne, une idée étonnante, très étonnante surtout pour celui que j’étais alors, cet intellectuel bourgeois parisien de gauche, blindé de préjugés, lesquels commençaient déjà à s’effriter.


L’idée était pleine d’autodérision ce qui prouve l’extraordinaire capacité des jeunes de cités à jouer avec les clichés dont ils sont à la fois les victimes et les contempteurs. Cette lucidité sur eux-mêmes ne cessera de me frapper par la suite. On la retrouve dans certains textes de rap si on veut bien les écouter attentivement, on la constate dans leurs comportements quand ils se moquent les un(e)s des autres, et je la verrai à l’œuvre dans les nombreux films, pas loin d’une centaine, que j’aurai l’occasion de réaliser en vingt-quatre ans dans différentes villes de banlieue et de province.


Je ne me souviens plus du détail de l’histoire. Mais j’ai retenu l’essentiel, ce qui m’avait le plus déconcerté : ils se moquaient de leur soumission à la mode. Enorme ! C’était très nouveau pour moi. Mes enfants étaient petits et je ne fréquentais alors pas beaucoup d’adolescents ou de jeunes adultes. Ma propre adolescence remontant aux « seventies » : j’étais sérieusement déconnecté.


Lors des ateliers ultérieurs, Brahim et ses potes m’expliqueront donc qu’ils voulaient dresser le portrait de jeunes complètement obsédés par les marques, tant pour les vêtements que pour les accessoires, lunettes de soleil, ceintures ou montres. Ils m’énuméreront des noms dont je ne connaissais que les plus anciennement célèbres, comme Dior ou Chanel. Je leur ferai part de mes lacunes dans ce domaine et leur poserai des questions détaillées à la fois sur les produits et leur prédilection pour tel ou tel d’entre eux. Je me suis rendu compte, et cela me servira maintes fois ultérieurement, que l’ignorance, pour autant qu’on la reconnaisse, est un formidable atout : elle oblige à poser des questions simples, naïves, élémentaires, sans préjugés ni jugements de valeur et de donner le beau rôle aux interlocuteurs qui sont en général tout contents de vous apprendre quelque chose de leur univers, de leur culture, de leurs goûts et habitudes. On inverse ainsi, c’est obligé, « la relation de savoir », on n’est plus dans la posture intimidante, dominatrice et donc abusive, de celui qui est « supposé savoir ». Ce sont les autres qui savent. Et c’est terriblement valorisant de se sentir « savoir », d’être reconnu comme expert dans un domaine. A chaque fois que je me suis retrouvé dans cette situation avec des jeunes, ou plus tard avec des adultes pareillement, j’ai senti la magie s’opérer, la parole se libérer, devenir foisonnante, prolifique, enthousiaste.

Je n’avais pas besoin de me forcer : j’avais sincèrement de la peine à comprendre que l’on attache plus d’importance à la griffe qu’au style, à la signification sociale qu’à l’affirmation d’une inclination personnelle.


Or mon interrogation spontanée, naïve et sincère, due à mon désintérêt pour la mode, était précisément au cœur de leur sujet. Car s’ils se sont amusés de mon ignorance et semblaient heureux de me faire découvrir un monde clinquant, superficiel, hyper connoté, codifié, auquel ils font allégeance, ils exprimaient tout autant leur conscience d’en être aussi victimes. Cette idée de film formulait très clairement une critique sociétale, une forme de résistance politique, ne serait-ce que parce que les produits de marques sont chers, leur inaccessibilité participant largement à la fascination de les acquérir, et qu’ils ne peuvent qu’en acquérir des imitations ou se procurer des « chutes de camions ». Les impérieux diktats de la société de consommation, amplifiés par l’infection de la propagande publicitaire, génèrent des formes adaptées de délinquance. Et si celle-ci traduisait, en vrai, un comportement assez sain de revanche sociale ? Voilà ce que ces gars de banlieue voulaient raconter dans leur film, avec ce mélange typique d’honnêteté, de provocation et d’autodérision qui ne cessera de me ravir par la suite.


Brahim et ses potes ont fait s’écrouler une montagne d’idées reçues, colportées ad nauseam par un microcosme politique et médiatique déconnecté de la réalité sociale : je n’étais déjà plus tout à fait l’allogène inquiet qui était entré, une heure auparavant, comme en terre inconnue, dans leur quartier.


Je participerai ainsi à plusieurs autres ateliers cette année et la suivante, à Meaux et si je n’ai pas particulièrement cherché à continuer cette aventure, c’est que j’étais gêné aux entournures par la démarche à l’œuvre avec ces jeunes. Par manque d’expérience et de recul, j’aurais été bien en peine de m’en expliquer alors. Mais très vite j’ai compris que si je persévérais, je procéderais très différemment.


On l’a vu avec l’épisode Brahim, et de manière comique : les projets de films reposaient sur l’idée d’un seul jeune à laquelle il était parvenu à rallier quelques copains (ou copines, bien sûr). Mais cela restait son projet sur lequel il avait une sorte d’évidente prééminence : il en était l’Auteur.


Les responsables de l’association se conformaient à ce dogme si typique de la cinématographie et de la cinéphilie françaises depuis la Nouvelle Vague, selon lequel un film ne saurait être l’œuvre que d’une seule personne, son réalisateur, forcément l’auteur solitaire de son scénario dans laquelle s’exprimerait ses visions du monde et du cinéma, soit les deux facettes d’un même point de vue esthétique, le seul qui importerait en dernier ressort. C’est une démarche à laquelle je n’ai jamais adhéré parce qu’elle traduit la tentation de négliger, avec un dédain élitiste, la question du sens, de l’humanité des personnages, celle de l’histoire racontée avec ses implications politiques, éthiques en tenant soigneusement à distance le monde social[2].


Très vite je constaterai que cette démarche « auteuriste » avait des conséquences néfastes. Le jeune cinéaste amateur était tenté de céder à l’affirmation narcissique d’un ego qui s’abandonnait à la démesure et à sa conséquence inévitable : la tentation de prendre un ascendant sur les autres. Distingué d’eux par cette seule élévation arbitraire sur le piédestal de la « création » artistique, il était en quelque sorte incité à en adopter la posture caricaturale, celle de l’Artiste qui attend l’inspiration irriguer tout son être. Je force à peine le trait : un jeune homme, par ailleurs très sympathique, me confiera ainsi un « je ne sais pas encore quel est le sujet de mon prochain film » tout à fait digne de figurer dans l’interview d’un réalisateur adulé par les rédacteurs d’une revue confidentielle de cinéma.


Le corollaire de ce narcissisme est qu’il n’a pas de limites, il n’a d’autre justification que lui-même, il enferme l’individu dans son propre imaginaire et ne l’incite pas à s’ouvrir aux autres. Cela convient peut-être très bien à des artistes professionnels, socialement reconnus comme tels et a fortiori à ceux qui sont élevés (comment et par qui ?) au rang de génies. Mais pour des adolescents, amateurs, qui ne feront sans doute pas de cette pratique artistique un métier, c’était à la limite illusoire, malsain et peut-être même risqué. Les auteurs avaient parfois, louable effort, tenté de rédiger un texte qui n’était pas à proprement parler un scénario mais pouvait passer pour une ébauche dont il me revenait d’aider à lui donner une forme propre à la transcription cinématographique. C’était un brouillon, bien sûr, et il aurait fallu tout au moins le prendre comme tel. Mais ce n’était pas le cas. Ils étaient tellement attachés, accrochés devrais-je dire, à ce qu’ils avaient écrit qu’ils ne voulaient rien en changer. Je me souviens d’une jeune fille qui avait ainsi rédigé un texte bavard et statique : j’avais tenté, de manière très précautionneuse, d’attirer son attention sur le risque qu’elle prenait d’ennuyer son public mais elle n’avait rien voulu entendre. Elle était dans l’affirmation solitaire de son ego pur et toute modification eut été perçue par elle comme une souillure.


Face à une telle obstination, je ne servais à rien, bien sûr. Cette démarche à la fois solitaire, exclusivement personnelle, me paraissait renfermée sur elle-même, contraire à l’idée que je me fais du cinéma, c’est-à-dire d’un spectacle dans lequel on exprime des émotions pour les partager avec les autres.


Malgré ces réserves, cette première expérience avait été humainement exceptionnelle, étonnante, réjouissante. Je n’étais déjà plus le même. J’avais envie de recommencer. Je ne savais pas encore trop où, ni dans quelles circonstances.


Néanmoins, je savais, encore confusément, que ce n’était pas de cette manière que j’aspirais à procéder. J’envisageais une approche plus modeste mais collective impérativement, une approche dont je rêvais qu’elle soit riche de l’apport de plusieurs imaginaires qui seraient spectateurs les uns des autres pour se confronter, s’alimenter et se féconder mutuellement.


Et cela continue quelques dizaines de pages encore...

[1] Tous les prénoms de jeunes ont été systématiquement changés. [2] Voir le livre de Noël Burch : « De la Beauté des latrines » (L’Harmattan - 2007) qui argumente une critique du formalisme moderniste, de « l’art pour l’art », conception hégémonique, en particulier dans le cinéma français. Le titre fait référence à la préface ironique et provocatrice que Théophile Gautier a écrite pour son premier roman, « Mademoiselle de Maupin » et dans laquelle il y a cette phrase : « il n’y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir de rien : tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines ».



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